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La Restinga - Chronique d'un bout du monde


Février 2007. El Hierro. Iles Canaries

Cela pourrait être le début du deuxième livre.
Le premier livre s'arrêterait dans le détroit de Magellan, à bord du Cabo Tamar, de retour de l'expédition Ultima Cordillera. La Patagonie, un "bout du monde"…
Et le deuxième livre commencerait ici. Un autre bout du monde.
El Hierro. Une île volcanique en forme de coeur, au large du Sahara Occidental. L'extrême sud de l'Europe. Huit mille habitants, répartis dans des petits villages blancs, posés sur un désert de lave.
Je suis à la pointe sud : La Restinga.

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Il y a eu ce vol de nuit Lyon > Ténérife. J'aime ces moments d'abandon, où tout se relâche. Rien à faire, pendant ces heures de vol, sinon regarder s'égrener les lumières des villes à travers les nuages, la tête collée au hublot. Rien à faire, sinon lire ou faire durer le maigre repas du vol charter. Rien. calé au fond de l'avion, seul sur la banquette, il n'y aurait même rien à penser… mais ça c'est une autre histoire !

Il y a eu le taxi pour Los Cristianos, ville portuaire sur la côte sud de Ténérife. Petit hôtel deux étoiles à côté du port. Le tourisme de masse a fait des ravages ici.

Le matin, au moment où la horde de retraités allemands envahit le bord de mer, fauteuils pliants et glacière en main, pour venir poser leur cellulite sur la plage, j'embarque sur le ferry pour El Hierro. plus de trois heures de traversée, sur le pont arrière, à regarder s'éloigner Ténérife, et El Teide, le point culminant de l'Espagne, couvert de neige, volcan au milieu de l'océan.

El Hierro. Il y a eu ce petit bus brinquebalant qui me hisse jusqu'à Valverde. Je n'ai rien réservé, j'avance au feeling, avec quand même une idée en tête.
C'est dimanche. Tout est fermé, ou presque, en Espagne. Pas de bus pour aller plus loin. Il me reste une vingtaine de kilomètres à pied, Valverde est dans la limite inférieure d'une couche de brouillard. J'opte pour le taxi. L'île est petite, mais variée. Nous traversons une zone de pâturages, puis une forêt qui porte les traces d'un incendie. Le chauffeur de taxi m'explique les deux catastrophes de l'année, exceptionnelle : au printemps cet incendie, qui a ravagé plusieurs secteurs de cette magnifique forêt de pins, et il y a deux semaines une immense tempête, avec énormément de pluie et beaucoup de vent : inondations, coulées de lave d'érosion, toitures arrachées, routes et pistes ravagées. L'île se remet juste de ses émotions.

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A la pointe sud de l'île, le petit village de La Restinga. repéré sur cartes, et sur Google Earth.
Un petit port, et sa pêcherie. Une cinquantaine de maisons blanches, en parpaings et en lave, alignées en étage sur la colline.
Ni très beau, ni très laid. Rien de particulier à faire. C'est justement cela que je suis venu chercher ici. Les moments où on peut s'abandonner à ne rien faire. Laisser glisser le temps. Le regarder passer. Profiter des heures, soudain plus longues quand il n'y a plus rien qui vous tient. Glander sur le port, observer ces petits moments de la vie quotidienne sans importance apparente. Ou garder le regard fixe longtemps, les yeux dans le vague ou sur l'horizon, sans avoir à expliquer.
La solitude, oui. Ca a du bon aussi.
Ce matin j'étais nu au fond d'une grotte de lave, devant l'océan. Je regardais le mouvement d'ascendance de trois mouettes qui profitaient des turbulences du vent, le long de la petite falaise, à l'est du village.

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J'ai trouvé une pension juste au dessus du port. Huit chambres simples en terrasse. La mienne surplombe une petite plage de sable noir. Vingt cinq euros la nuit. La pension est tenue par un allemand sympa, dont le père est venu à La Restinga à dos d'âne en 1959. Il n'y avait pas de routes, juste une piste. Il a plongé avec son masque devant les maisons de pêcheurs, et remonté un mérou de 25 kilos, là, juste là devant. Il a dit à sa femme : "Habitons là !". Et il a construit cette pension… A l'époque, le village ne comptait qu'une dizaine de maisons de pêcheurs.

Les ports me fascinent. Dans celui de La Restinga, il y a quelques centres de plongée. L'endroit est devenu un spot d'exploration sous marine. En effet, juste au large, il y a une réserve marine classée par l'Unesco, pour la beauté des fonds marins, et surtout son étonnante biodiversité. J'irai peut être y faire un tour. Pas sûr…
L'été, ça doit brasser nettement plus qu'en ce moment. Et il doit faire trop chaud. En ce moment c'est parfait. Short, T-shirt. Soleil.

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Avec cette saleté d'habitude d'observer tous azimuts, et cette curiosité insatiable, j'ai déjà tout repéré en 24 heures…
Je suis déjà pote avec le proprio du restau de poissons qui a ouvert à Noël. J'ai exploré le port, et toutes les ruelles, et même cette zone improbable à l'est du village, avec la décharge et la station d'épuration. Il ne me reste plus qu'à expérimenter le "non agir". De Lao Tseu.
"Les hommes pourraient vraiment devenir des hommes s'ils se laissaient aller comme vont les flots à la mer, comme fleurissent les arbres, à la simple beauté de Tao".
Me poser devant l'océan, et ne rien faire.

Trente rayons convergent au moyeu
mais c'est le vide médian
qui fait le char.
On façonne l'argile pour en faire des vases
mais c'est du vide interne
que dépend leur usage.
Une maison est percée de portes et de fenêtres,
c'est encore le vide
qui permet l'habitat.
L'être donne des possibilités,
c'est par le Non-Être qu'on les utilise.

Lao tseu. Tao-tö king.


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Le port est protégé des tempêtes par une immense jetée en béton décrépi. Au bout de la jetée, il y a le "Toubi Star 1", un chalutier déglingué qui prend l'eau, abandonné, livré à la rouille. De l'autre côté, un minuscule chantier naval, où quelques passionnés poncent trois vieux bateaux de pêche au profil de coque magnifique. Au fond, sur cale sèche, deux voiliers en stand by, dont un démâté. Sûrement de ceux qui voulaient traverser l'Atlantique, et qui se sont arrêtés là. Ils sont nombreux ceux dont les Canaries ont constitué la dernière étape…
Dans le port, il y a aussi un joli bateau orange flambant neuf, du secours maritime. Et un monocoque de navigation. Equipage breton. En famille, avec un enfant en bas âge. Bien équipé.

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J'ai installé mon camp de base à l'estanco : Tasca Avenida. Un bar à tapas sur la croisette". Lieu de passage ou de rendez vous. Terrasse de l'autre côté de la rue, sur le port. Bonne vue des deux côtés. Possible de surveiller les rares mouvements de bateaux de pêcheurs. Et aussi de compter le nombre d'anciens qui viennent s'asseoir sur les bancs, face à la mer.
Au moins eux font ils l'effort de descendre jusqu'à l'eau. J'en ai vu d'autres posés toute la journée sur le balcon de leur maison en parpaings, avec pour unique vue la maison d'en face.
Il y a le tenancier du bistrot qui rapporte un panier de patates pour les tapas du jour. Hier, j'ai mangé une salade de poulpes à l'ail, et des "lapas", spécialité locale. Ce sont des patelles, poêlées dans un beurre avec de l'ail et des herbes. Super délicat, car quelques secondes de cuisson de trop, et ça bascule dans l'immangeable. mais là, elles sont vraiment au top !!!!
Hier, à l'estanco, il y avait une bande de cavaliers qui ont fait irruption, et sensation sur le port. Le "Club des Cavaliers fous" d'El Pinar, le village juste au dessus. Des espagnols fiers, qui avaient du mal à tenir leurs bêtes, qui piaffaient d'impatience en bord de mer.

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En filant à l'ouest du village, le long de la côte, on traverse tout de suite une zone de lave relativement récente, tourmentée, plissée. De la lave cordée. Une sorte de désert de pierre, avec parfois quelques dragonniers, qui parviennent à pousser. J'avais vu cet arbre en Ethiopie, et à Socotra, au Yémen. Ici c'est un petit modèle. Mais il a l'air de repeupler le secteur, à mon avis parce que les pâturages sont abandonnés.

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Je suis une trace qui part dans le sable, entre les blocs de lave. Un sentier de pêcheur, peut être. Il y a maintenant quelques arbustes, et parfois seulement de grandes étendues de sable noir. Le grondement de l'océan qui frappe la côte s'est éloigné. Il n'y a plus que le bruit des pas dans le sable, et le vent dans les oreilles. Un drôle de silence.
Là haut, le sommet de l'île est déjà encombré de nuages qui viennent s'y former, assez tôt, en fin de matinée. La côte reste au soleil, par contre, la plupart du temps.

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Je traverse une longue zone de sable où les précédents visiteurs ont dessiné avec des petits blocs de lave d'étranges cercles concentriques puis plus loin des spirales. Une sorte de land art. Un peu plus loin une petite murette, où l'on peut se dévêtir et se coucher contre le sol, la peau nue sur la sable brûlant, à l'abri du vent.

Encore quelques centaines de mètres, et l'océan gronde à nouveau. Le petit sentier vient se perdre au sommet d'une falaise qui découvre tout à coup la côte jusqu'à la pointe ouest de l'île. Sur la droite, d'immenses pentes de lave aux mille teintes. Somptueux.
Juste en dessous, une petite plage qu'il m'est facile d'atteindre en me laissant glisser dans la pente.
Longs moments à profiter du soleil. A lire. A scruter le sable de la plage, en y cherchant des coquillages microscopiques. A comparer trois galets. Lequel prendre ? Non, tout laisser là. Assez de pierres à la maison… A laisser filer le sable noir dans la paume de la main. Grains de sable volcanique, noir comme de l'ébène. Chercher encore quelque coquillage.
Lire, à nouveau.

En revenant au village, j'aperçois le bateau du secours en mer qui appareille, sort au ralenti du port, puis mets les gazs, cap au large, une fois passée la jetée. Une sortie de routine, j'imagine. A moins que…

Je suis assis de nouveau au "camp de base". Salade poulpe en vinaigrette. Il y a un couple d'allemands qui vient de louer un appartement. Il y a un ouvrier du bâtiment, qui est venu manger son poulet frite pendant la pause. Le temps s'est couvert un peu. Le vent d'Ouest forcit, apportant des nuages menaçants.
Le bateau du secours en mer est de retour. Je surveille la manoeuvre dans le port. Au ralenti, il fait demi tour, et voici qu'il montre son côté tribord : il ramène une longue pirogue de mer, typique des côtes d'Afrique de l'Ouest ! Voici alors que tout bascule soudain dans le petit port de La Restinga !
J'avais bien remarqué deux ou trois véhicules inédits garés sur la jetée, mais sans me douter de ce qui se tramait : le bateau du secours maritime vient d'intercepter un bateau de clandestins en provenance du Sahara Occidental.
J'observe l'affaire, de l'autre côté du port.
A ce moment là, un jeune couple d'espagnols vient se garer devant l'estanco. Véhicule flambant neuf. Jantes alu taille extra basse, becquet à l'arrière. Une petite berline version tuning. Le lascar au volant est ultra gominé, avec un jean pattes d'éléphants soigneusement déchiré et délavé. Elle est anorexique, toute de blanc vêtue, avec une sorte de gilet en fausse fourrure, des talons pointe, et un piercing à la lèvre. Ils n'ont pas 25 ans. Elle débarque son vanity case en aluminium et ses sacs en faux Vuitton. Image saisissante, spectaculaire, caricaturale : au deuxième plan, on commence à débarquer les clandestins de leur pirogue de mer…  

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Je m'approche de ce qui est devenu l'attraction du port. Deux télé sont là, la guardia civil, et plusieurs ambulances viennent de débarquer.
Les hommes sont sortis du bateau par groupes de six, et alignés, assis par terre, comme des prisonniers de guerre. La plupart sont affaiblis par plusieurs jours passés en mer. On leur distribue de l'eau en bouteille,, des biscuits, et on leur donne à chacun une couverture. Les plus faibles sont examinés dans l'ambulance de la Croix Rouge locale.
Les hommes et les femmes de la Guardia Civil et les ambulanciers portent des masques, comme s'il s'agissait de pestiférés. Toutes leurs affaires sont confisquées, et mises dans des sacs en plastique. Leur pirogue, d'une vingtaine de mètres, est équipée d'un moteur Yamaha de 40 CW… Un moteur de secours est placé le long de la coque. Gouvernail bricolé en fer à béton. Quelques bâches, pour protéger des embruns et des grains la petite centaine d'hommes qui avait pris place à bord de l'embarcation…
Ils sont alignés sur la jetée, maintenant. Le voyage est fini pour eux. Quelques touristes sont venus regarder l'opération. Trois ou quatre pêcheurs sont venus commenter l'événement. Les deux cameramen font leur boulot.
Le vent forcit encore un peu. la mer commence à se blanchir d'écume.
Drôle de voyage…

Ceux qui au froid glacial et à l'exiguïté d'un train d'atterrissage d'un vol long courrier avaient préféré le mal de mer d'une traversée à l'issue aléatoire ont de toute façon tout raté. Voici le bus, qui vient les chercher, et qui s'éloigne maintenant. Retour à la case départ…
Quelques instants encore, et le port de La Restinga retrouve son calme, sa torpeur hivernale.
Il ne reste que là bas, au bout de la jetée, cette pirogue au profil inhabituel, qui jette en ces lieux un étrange parfum d'Afrique…

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