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S'en fout la mort

Die. Mai 1997

“Qui veut gravir une montagne commence par le bas “ Confucius.


Deux heures du mat. J’arrive pas à dormir. Saloperie de décalage !
Je saute sur le Mac. Direction Archives Chrono. Au hasard du track-ball…
Flash back. Plus de dix ans en arrière. Copier - coller.
C’était au mois de Janvier 1985.
Au petit matin, les ruelles étroites de Bénares, en Inde. J’entends d’abord les chants d’un cortége qui déboule devant moi, dans un nuage de poussière. Les femmes hurlent, les enfants crient. Des fleurs partout. Débauche de couleurs, de sons, d’odeurs. Les hommes en sueur portent à l’avant une planche dont dépassent deux pieds. On porte un homme au fleuve. La réincarnation. La re-naissance.
Je m’approche des grands escaliers, ces fameux “gâts” de Bénarès. Ils ont posé le corps sur un foyer. De grandes flammes se sont mélangées au soleil. Toute la journée. J’avais l’image d’une foule faisant ses abblutions dans le fleuve. On ne m’avait pas dit cette odeur acre de chair humaine qui brule, mélangée à l’odeur des bûchers… La fumée comme de la brume.
Au soir le feu s’est éteint. Les hommes balaient maintenant les cendres dans le Gange, fleuve de mort et fleuve de vie. Les enfants jouent au bord de l’eau. Un vieux Sadhu paraît discuter avec le temps, les yeux dans un étrange voyage. Les heures sont tout à coup transparentes. La vie comme un miracle. Une vraie leçon.

Osijek. Croatie. Mardi 3 Décembre 1991.
En sortant de l’abri anti-atomique, tout à l’heure, un obus est venu se fracasser sur l’immeuble, juste de l’autre côté de la place. L’armée serbe bombarde la ville depuis l’autre côté du fleuve. Osijek vit toutes les nuits sous une pluie d’obus. Cibles privilégiées : l’ancien centre ville, supposé être le quartier général de la résistance, et l’hôpital… c’est justement là où nous allons.
Vitres baissées pour éviter qu’elles n’explosent en cas d’impact, nous roulons à bloc sur les grandes avenues désertes du centre ville.
Cà y est, nous voici à l’hopital…Les cinq étages ont été vidés, trop exposés. Les sous sols débordent. Couloirs encombrés de brancards. Regards hébétés. Familles en larmes. Et de nouveau cette odeur acre de chair humaine.
Nous discutons avec le personnel de l’hôpital. De tout et de rien. De la guerre. De l’Europe. De l’amour. Encore la force de sourire. Tout à coup, la sonnerie trop forte, qui fait sursauter. Les soldats couverts de sang font irruption dans la salle d’opération : on revient du front, avec la dernière cargaison de corps déchiquetés.
On apporte un corps qui n’a plus qu’un seul bras. Un homme tronc, avec un seul bras. Tout le monde hurle. De temps en temps, un obus touche les étages supérieurs et son vacarme fait trembler le bâtiment tout entier…
Vers deux heures du matin, nous sommes allongés dans un couloir. La caméra comme oreiller. Je ne dors pas vraiment. Je monte au cinquième étage… Pour voir. Quoi ? Par le trou béant d’un obus qui a perforé le mur d’un dortoir, je vois le fleuve. Et j’imagine les hommes qui s’affairent sur la ligne de front, de l’autre côté. Juste derrière les arbres. La mort est derrière cette rangée de frênes…

Il faudrait faire un jour un petit tour du monde de la mort… Au Groënland, quand il se sent trop vieux et risque de gêner la communauté, le vieil inuit sort de l’igloo et s’éloigne dans le blizzard… Au Tibet, on expose le corps des défunts sur de grandes pierres plates, bien exposées au soleil et aux vautours, qui vont emporter l’âme à jamais… A Madagascar, on retourne les morts tous les sept ans, pour leur faire faire un petit tour ! Au Pérou, la mort est une délivrance. On boit et on rit jusqu’à l’aube. Aux Etats Unis, on se fait congeler pour attendre la vie éternelle. La foi en l’avenir de la science !
A Die, Prof demeure au pied des falaises. Il nous avait dit qu’il souhaitait ses cendres dispersées du sommet de Glandasse un jour de grand vent… Mais il ne l’a pas écrit…

Canada. Mars 1989.
Christophe est dans la deuxième partie de Weeping Wall, cette immense cascade de glace. Nous sommes à plus de trois cents mètres au dessus de la vallée.
Nous remontons au jumar sur des cordes installées il y a deux jours, et fixées sur des broches à glace. Justement, il a fait trop chaud ces deux derniers jours… Christophe a peur. Je lui dit que je pense que les broches tiennent. Mais qu’est ce que j’en sais ? Je continue à monter en lui criant de me rejoindre. Il faut sortir au sommet. Ces moments où on se fait tout léger, en s’aidant des pointes avant des crampons… En bas, la rivière qui brille de mille reflets. La corde qui cisaille la glace. Les cristaux de glace dans le cou. Le paradis… et l’enfer ! Je revois son rire et ses yeux malicieux derrière ses lunettes rondes, au moment où il embrasse le tronc d’arbre !

“Le voyageur n’est pas tant celui qui bouge que celui qui regarde bouger le monde”.
Je veux me souvenir de Prof baroudeur. Tous ces voyages qu’il nous racontait.
Prof en Ecosse. Prof au mexique. Dans les gouffres. Au “Sotano de los golondrinas”, le puits aux hirondelles, une des plus grandes verticales de la planète. Il descend au milieu de milliers d’hirondelles qui tournoient le long des parois du gouffre, dans une douche de lumière.
Au Mexique, encore, cette fois ci dans la baie de Cortez, pendant la migration des baleines : “Toute l’équipe attendait le moment où une baleine viendrait se frotter au petit bateau. Tout le monde était prêt, le réal, le présentateur, l’opérateur, l’assistant…et le Prof avec sa grande perche.
Quand la baleine, grande comme un bus, a frôlé la coque et a montré son oeil rigolard, Prof a lâché sa perche, le micro est passé à l’eau, il s’est mis à genoux en essayant de prendre l’énorme tête entre ses bras et s’est mis à lui parler. Tout le monde hurlait autour de lui, la scène était foutue, lui s’en foutait. Le soir, il nous a expliqué qu’il avait parlé Baleine et on a fini la nuit au bivouac avec de la bière chaude et des rires.”

Prof en Ex Union Soviétique. Une deuxième patrie… Au conservatoire de Moscou. A la cité des étoiles. On te savais capable d’assurer un max, mais là t’avais carrément passé la vitesse supérieure, t’as fait vraiment fort ! A deux doigts de passer pour un cosmonaute à la cité des étoiles (pour un peu, ils l’envoyaient dans la station Mir ! Bonjour les expériences… Ouvrir un oeuf par le petit bout, le tout en apesanteur, là c’aurait été fort !)
Prof en automne pluvieux, de retour de dix jours à Tahiti, mais pas content. C’est vrai, t’as raison, tout est relatif !
Prof au Yosémite. Au sommet du Nose, en train de se rouler une clope dans le soleil couchant. Prof en Jordanie, dans la ville rouge de Pétra. Et dans les dunes rouges du Wadi Rum, au milieu des canyons de grès. Prof au Congo. Aussi Prof à Valcroissant, en escalade, dans les “Charentaises à Papy”, sa voie de prédilection.
Et aussi Prof le casanier…
Je veux me souvenir du chouchou de ces dames. Le coup du piano. Prof et les potes. Les repas aux chandelles. Et cette chambre d’amis, avec le petit avion en bois qui volait sous un plafond de nuages en papier de soie…

Die. Mai 1997.
Le temps passe, et un jour tout se brise. D’un coup, bien sûr…
Prof aimait la vitesse. Il est parti en jouant. Au jeu qu’il préférait. Il aimait avant tout voler, et savait faire partager son plaisir dans ces moments là.
Ses indescriptibles histoires de delta. Son vol incroyable sur Glandasse, au coucher du soleil. La fois où il volait sur les crêtes de Vassieux en suivant un cerf qui bondissait dans la neige…
Prof était pris à fond dans son histoire, celle qui lui était intimement personnelle. Il faut se dire qu’il a eu une très belle vie. C’est cela qu’il faut admirer, respecter, même si c’est dur pour nous qui restont.
J’imagine Christophe au ras de l’eau, à bord du petit avion, en train de rigoler. De chaque côté les montagnes du Verdon, qui défilent. L’eau sombre aux mille nuances. Je connais ces moments là. Ils procurent tant de plaisir…
Bien sûr la vie n’a pas de sens. Alors pourquoi la mort en aurait elle ? Un vide qui nourrit bien des religions… Besoin de se rassurer ?
Mais non ! Il faut seulement s’accomoder de cette incertitude. Et quand tu comprends cela, tu commences à être tellement fort ! Tu peux courir dans les montagnes pendant des heures… Tu peux regarder quelqu’un droit dans les yeux et partager ces incroyables moments de bonheur. Fragiles… parce qu’uniques !
Plus que jamais, il nous faut être capable de partager le présent. Pas en s’enfermant dans des attitudes trop égoïstes. Plutôt en aimant, et en sachant donner. Vivre fort. Vivre vite… On réalise toujours quand ils disparaissent comment nos proches étaient importants dans notre vie. Je veux dire qu’on ne dit jamais assez à ceux qu’on aime qu’on les aime…

=:-)

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