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La lumière de l'océan
Dans les terres sauvages des grizzlys.
Canada. Colombie britannique.
2004.
Depuis 14 ans, Tom, Jenn, et Sarah
explorent les fjords sauvages de la Colombie Britannique. A bord d'un
voilier de 20 mètres, ils quittent Vancouver au printemps, pour
six mois de voyage vers le nord. Un décor somptueux mais
fragile. Fjords, neiges éternelles des rocheuses canadiennes,
sources d'eau chaude. Forêts primaires de cèdres
géants, menacées par les géants de l'industrie du
papier.
A l'approche du parc National de
Kutzhamateen, nous sommes vraiment dans les terres sauvages des
grizzlys. Tom les connaît bien. Avec un peu de chance, nous
pourrons en approcher de très près…
Plus tard, en été,
nous sommes chez les indiens Haïdas, dans l'archipel de la Reine
Charlotte, à la frontière de l'Alaska. Un sanctuaire
exceptionnel de la faune sauvage. Baleines, orques,
éléphants de mer, un vrai festival.
Puis à l'automne, quand les
froids polaires de l'arctique commencent à envahir les fjords,
nous traquons l'ours blanc de Kermode, une espèce très
rare (50 individus recensés !). Face à face miraculeux
avec cet ours exceptionnel, qui vient s'engraisser de saumons avant
l'hibernage.
Canada. Colombie britannique.
2004.
Depuis 14 ans, Tom, Jenn, et Sarah
explorent les fjords sauvages de la Colombie Britannique. A bord d'un
voilier de 20 mètres, ils quittent Vancouver au printemps, pour
six mois de voyage vers le nord. Un décor somptueux mais
fragile. Fjords, neiges éternelles des rocheuses canadiennes,
sources d'eau chaude. Forêts primaires de cèdres
géants, menacées par les géants de l'industrie du
papier.
A l'approche du parc National de
Kutzhamateen, nous sommes vraiment dans les terres sauvages des
grizzlys. Tom les connaît bien. Avec un peu de chance, nous
pourrons en approcher de très près…
Plus tard, en été,
nous sommes chez les indiens Haïdas, dans l'archipel de la Reine
Charlotte, à la frontière de l'Alaska. Un sanctuaire
exceptionnel de la faune sauvage. Baleines, orques,
éléphants de mer, un vrai festival.
Puis à l'automne, quand les
froids polaires de l'arctique commencent à envahir les fjords,
nous traquons l'ours blanc de Kermode (l'ours esprit), une
espèce très rare (50 individus recensés !). Face
à face miraculeux avec cet ours exceptionnel, qui vient
s'engraisser de saumons avant l'hibernage.
La petite famille vit sur
l'Oceanlight, ce bateau de 20 mètres magnifique, et accueille
à bord des clients, qui viennent en général
là pour une semaine d'aventure.
Un des 10 spots mondiaux d'écotourisme, selon le classement 2004 du National Geographic…
Je veux bien le croire !
Premier voyage
Jeudi 29 Avril 2004
Le vol d'Air Canada survole une
immense zone de montagnes aux sommets enneigés, qui
s'étend jusqu'à l'infini. On ne peut comprendre et saisir
réellement l'étendue de ces zones sauvages des Rocheuses
qu'en les survolant en avion.
Nous sommes en approche de
Vancouver. Il va me falloir faire le vide, sinon, tout va se bousculer
dans ma tête. Hier, j'ai fait escale à Montréal,
pour récupérer le matériel de tournage. Le soir,
j'ai mangé dans un des meilleurs restaurants éthiopiens
de Montréal, et ce repas m'a fait voyager dans ma tête.
J'arrive du Mexique et des Etats
Unis, où j'ai tourné pendant deux semaines un film sur la
"globésité", la globalisation de
l'obésité… Super fun…
Vancouver. J'ai l'impression de bien connaître cette ville, c'est drôle. J'y ai passé plus d'une semaine l'an dernier, pourtant, c'est à peu près tout.
Le nez collé au hublot, pour zapper d'un tournage à
l'autre, pour mieux plonger dans ce nouvel univers, je regarde
s'approcher les lumières de la ville.
Vendredi 30 Avril 2004
Jeanne et Marc arrivent de France.
J'ai l'avantage de ne pas souffrir du décalage horaire.
Samedi 1 Mai 2004
Bella bella - premières marques
Petit avion Vancouver > Bella Bella.
Je suis sur la gauche de
l'appareil, à regarder défiler les chapelets d'îles
sauvages de la côte pacifique de la Colombie Britannique,
couvertes de forêts.
Au petit aéroport de Bella
Bella, la tête encore encombrée de la décompression
du voyage précédent, nous rencontrons Tom. Ce grand gaillard canadien, à la chemise à carreaux. Un pick up nous conduit au port, où nous rencontrons Jenn et Sarah.
Bien sûr, Tom, Jenn et Sarah
arrivent de Vancouver, alors ils ont déjà pas mal de
kilomètres dans les pattes. Mais nous, nous découvrons
les fjords et les Rocheuses. Et aussi, d'abord, l'Océanlight, ce
magnifique voilier de 20 mètres de long.
C'est l'heure du ravitaillement. Tom est venu chercher à l'avion du jour un nouveau moteur pour son zodiac, qu'il faut maintenant installer.
Il nous faut prendre nos marques sur le bateau. La longue habitude des voyages fait que tout cela est très rapide. C'est d'ailleurs incroyable.
J'ai longuement
préparé mon sac, en faisant attention de limiter le
poids, et aussi pour des raisons d'encombrement. Prendre tout ce qu'il
faut, mais juste ce qu'il faut. En quelques minutes, je suis
installé. J'aime assez ces moments de calage dans un nouvel
endroit. Trouver le bon endroit pour poser les bonnes affaires, la
petite place pour le mug, qui va bien, et qui va devenir une petite
habitude temporaire. Il y a une sorte de rituel dans l'appropriation de
l'espace. Un peu comme quand on s'installe dans une chambre
d'hôtel. Ca paraît con, mais ça compte.
Nous sommes partis.
Dès qu'on sort de Bella
Bella, en remontant "l' Inside Passage" vers le Nord, c'est le
côté sauvage de la Colombie Britannique qui saute aux
yeux. Tout de suite à la sortie du port, on perd de vue
très vite les quelques habitations, et le bateau s'enfile dans
des fjords incroyables. Il y a la houle, venue du large, et les
premiers grains. J'ai mis ma veste Goretex Expedition Mac (ma meilleure
veste, celle avec les poches doublées de fourrure polaire
à l'intérieur), et je suis à l'avant de
"l'Oceanlight", qui remonte vers l'Alaska.
Il se remet à pleuvoir.
C'est le printemps, et la côte pacifique de la Colombie
Britannique est régulièrement arrosée par de longs
grains.
Découverte en travelling des
montagnes rocheuses, immenses forêts dont le sommet se perd dans
les brumes. Si nous suivons cette histoire, c'est aussi parce que nous
sommes dans un des endroits les plus sauvages de cette planète.
Cette région du monde est extrêmement riche au niveau de
la faune. La concentration d'habitants au kilomètres
carrés est insignifiante. La faune marine est étonnante,
et Tom connaît les habitudes des animaux.
Soudain Tom fait un signe : les
premiers dauphins, à l'avant du bateau ! Ils jouent dans
l'étrave du voilier, ils sautent de vague en vague. Sarah et
Jenn sont montées sur le pont. J'en profite pour les filmer en
train de regarder les dauphins. Au bout d'un petit quart d'heure, ils
s'éloignent. De chaque côté du bateau, les
forêts de cèdre rouge montent maintenant jusqu'aux
glaciers des rocheuses, qu'on aperçoit de temps en temps,
à la faveur d'une trouée.
Sur la carte marine, Tom me montre
l'itinéraire, une longue remontée vers Prince Ruppert, en
suivant l'Inside Passage, une route maritime mythique, qui commence
à Seattle, et finit en Alaska. L'itinéraire
emprunté lors des successives ruées vers l'or. Une route
à l'abri des tempêtes du pacifique, qui circule le long
des îles, empruntant des fjords immenses.
J'ai pris mes marques sur le
bateau, et j'observe. Tom et Sarah, leur grande complicité.
Jenn. Son physique de sportive. Dévouée, consciencieuse.
Une force tranquille, femme de confiance, efficace. Une aide de tous
les instants sur le bateau. Tom, et son allure de vieux loup de mer, un
physique à la Clint Eastwood. Il a dû en voir des
situations pas faciles. Depuis 14 ans, chaque année, la famille
quitte Vancouver au printemps, et vit sur le bateau jusqu'en Octobre.
Une formidable école de la nature pour Sarah… Une vie un
peu marginale. Un projet de vie qui leur a permis de conserver la part
de vie sauvage qui est en chacun de nous.
18 heures. La météo annonce des creux de quatre mètres sur la côte.
Ce soir, nous sommes à l'ancre, bien protégés dans le petit recoin d'un fjord.
Allongé sur ma couchette,
j'écoute la musique qui sort de l'iPod. Tom et Jenn m'ont
attribué une grande couchette double, en hauteur. On ne tient
pas debout, mais j'aime beaucoup ce petit coin sans porte, juste
protégé par un rideau. Comme ça je peux avoir la
caméra en permanence avec moi. Je peux dormir avec ma
caméra. Cool. Toujours prêt… Un petit hublot me
permet de monter directement sur le pont. Une option qui
s'avèrera décisive pour la suite du voyage, pour me
permettre d'anticiper sur les manoeuvres, les baleines, les orques,
etc… Pour l'instant, le bateau est relativement calme. Tom a mis
l'ancre dans un de ses mouillages favoris. Il connaît les
moindres recoins du littoral.
Dimanche 2 Mai 2004
J'ai ouvert les yeux. Il doit
être six heures du matin. Les autres dorment, assommés par
le décalage horaire, et le voyage, très long depuis la
France. Je ne fais pas le fier non plus, mais il y a parfois une sorte
d'intuition qui permet de se réveiller juste quand il faut.
Comme un sixième sens, qui vous fait prendre les bonnes
décisions au bon moment. L'intuition. Je sens que ce matin, je
dois sortir du lit, même si rien n'est vraiment prévu au
programme pour l'instant.
Je me glisse en dehors du duvet, et jette un oeil par le hublot.
C'est l'aube, sur le pont. Les
nuages se sont dissipés pendant la nuit. L'eau du fjord est
totalement calme. Une lumière orangée, provenant de la
diffraction du soleil du matin dans les nuages du levant, inonde le
paysage. Il a fait froid. La rosée a déposé des
milliers de petites perles sur l'accastillage du bateau, parfaitement
silencieux pour l'instant. Des sortes de diamant qui miroitent dans la
lumière. C'est absolument magnifique.
Vers l'Est, le ciel est un
dégradé subtil de l'orange vers le bleu. Avec "mon chat
sur l'épaule", je capte ces moments magiques et
éphémères. Magiques car
éphémères, lumières changeant à tout
instant.
Tout le monde doit dormir…
Non, Tom est levé ! Je crois que ce qui l'étonne, c'est
que je sois déjà sur le pont à cette heure.
J'ai pris la caméra, donc,
et commence à filmer. Mike, un des deux photographes
invités par Tom dans ce voyage, sort lui aussi sur le pont, et
saisit cet instant magique.
Je fais encore quelques plans, puis
je sens qu'il faut que je m'arrête. D'abord j'ai assez d'images,
ensuite je sens le regard de Tom posé sur moi. Je sens qu'il
veut bouger le bateau. Une histoire de marée, et de courants
dont il veut profiter pour remonter vers Prince Ruppert. Je jette de
nouveau un petit coup d'oeil vers l'arrière. Il me regarde. Sans
un mot, je baisse légèrement la caméra, et sans
rien dire, il démarre le moteur. Nous commençons à
lever l'ancre. A cet instant précis, je sens qu'on va beaucoup
communiquer par le regard, seulement, avec Tom, qu'on va se comprendre,
vraiment, et que cette complicité permettra de saisir des
instants précieux.
Beaucoup de choses passent par les
regards, et d'autres petits signes imperceptibles à ceux qui
n'ont pas cette manière de lire le monde. Par exemple la
manière de se poser dans un espace donné. De se placer
dans un espace, une pièce. C'est le propre des marins, des
montagnards, des indiens, des bergers, des nomades, de plein de gens
qui ont l'habitude de se déplacer dans la nature. Parler est
parfois inutile. Gardons notre énergie pour apprécier la
beauté du monde. Il y a un temps pour tout.
Tom a remonté l'ancre,
l'Oceanlight s'est mis en route. Dans le carré, tout
l'équipage s'affaire maintenant, en profitant d'un énorme
petit déjeuner préparé par Jenn. Aux premiers
rayons du soleil, le paysage s'illumine. Il y a ces volutes de
brouillard qui dégringolent le long des pentes, dévoilant
par moments les falaises de granit vierges, et les neiges
éternelles des Rocheuses.
La forêt des ours
Nous remontons au moteur, en
croisant de temps à autre une barge qui transporte
d'énormes quantité de troncs. Il s'agit des cèdres
centenaires, arbres mythiques, vénérés par les
indiens Haïdas. Par milliers, ils constituent la forêt des
ours. Après avoir déforesté une bonne partie de
l'île de Vancouver, les forestiers remontent vers le Nord, en
s'attaquant aux forêts primaires, rares vestiges d'un
écosystème aujourd'hui en danger. D'abord il faut fournir
la demande en bois exotiques pour les menuiseries et mobilier de jardin
des pays occidentaux. Ensuite, le bois sera utilisé pour en
extraire la cellulose, très demandée pour les sopalins,
et autres lingettes et couches culottes. A grand coups de
tronçonneuses, on abat des milliers d'arbres. Il faut aller
vite, entre deux saisons hivernales. Alors les entreprises pratiquent
la coupe franche. Elles achètent des terrains. Tom n'est pas
heureux de cette situation. Pendant ces dernières années,
il a vu la situation se dégrader. La seule manière de
lutter pour essayer de protéger ces forêts, c'est de faire
passer ces terrains en réserve, ou en parcs nationaux, en
territoires protégés. Convaincre les politiques.
La ruée vers l'or
Soudain, le régime du moteur
chute. J'étais à babord. Je jette un coup d'oeil à
l'avant. Nous semblons virer de bord. Oui, Tom guide le bateau dans une
sorte de petite baie, découvrant un endroit absolument hors du
temps.
D'abord, une immense cascade qui dégringole juste devant le bateau.
Puis, un village fantôme,
construit sur pilotis, dont les premières maisons sont à
moitié effondrées. Il y a une sorte de jetée, qui
permet aux bateaux d'y faire escale. Un coup de zodiac, et nous
débarquons. En fait, le village n'est pas totalement
inhabité. Un chien aboie, puis s'approche. De la cheminée
de la dernière maison, à la lisière de la
forêt, sort une petite fumée. L'endroit est très
humide. Les bâtiments sont délabrés.
D'immenses tas de bois pourri sont posés çà et
là. Partout des traces d'intense activité.
Un énorme gaillard sort de
sa cabane, flanqué d'un deuxième chien. Barbu, une
casquette vissée sur la tête, avec une chemise à
carreaux plein de sciure, c'est le prototype du bûcheron
canadien. J'engage la conversation. C'est le locataire des lieux. Je
pénètre dans son antre, sorte de fouillis où la
tronçonneuse côtoie les ustensiles de cuisine.
Après un temps d'arrêt, il est d'accord pour que je filme.
"- Faites juste attention, il y a des planchers qui s'effondrent ! Venez, je vais vous montrer la micro centrale"
Flanqué maintenant de ses
deux chiens, il file à travers le petit morceau de prairie
rempli de ferrailles et de planches. Nous approchons de la cascade,
dont une partie a été déviée pour fournir
de l'eau à une petite micro centrale, qui fuit de partout, mais
continue quand même à fournir le courant nécessaire
à l'habitant de ces lieux.
Ce village est un ancien comptoir de commerce de la ruée vers l'or, des temps glorieux de l'Inside Passage.
J'explore un grand bâtiment,
qui était en fait un hôtel. Construction en bois de
plusieurs étages, les chambres donnant sur le fjord. Tout est
déglingué. Les plafonds s'effondrent, les vitres sont
presque toutes cassées.
J'ai du mal à quitter les
lieux. C'est un décor fantastique, avec ces toiles
d'araignées, ses planches pourries envahies par la mousse. J'ai
toujours aimé les endroits qui portent la trace d'une
activité passée, ruines, anciens chemins, habitations
abandonnées, etc…
Cascades et fjords
Nous passons devant d'immenses cascades qui descendent des sommets.
Jenn en profite pour mettre un kayak de mer à l'eau, et nous faisons quelques images.
J'étais au calme sur ma
couchette, quand Tom a crié, et coupé le moteur. Le
bateau ralentit instantanément. Je bondis sur le pont, avec la
caméra. Juste le temps de mettre en route, et je capte deux
daims qui traversent le fjord à la nage ! Ils passent juste
devant le voilier. Je me demande ce qu'ils font ainsi, à nager
au milieu du fjord. Tom raconte qu'il en voit
régulièrement par ici. C'est un lieu de passage entre
deux îles, un des endroits les plus étroits du fjord. La
traversée est particulièrement périlleuse pour ces
cervidés. En effet, l'orque, prédateur redoutable,
navigue dans ces eaux sombres.
Kutzy Bay
Après plusieurs heures de
navigation, Tom ralentit le moteur, nous rentrons dans une sorte de
sanctuaire. Il s'agit en fait de l'embouchure de la Kutzy Bay.
L'oceanlight navigue au ralenti entre deux forêts envahies par la
brume. Sous des trombes d'eau, nous ancrons au pied d'une immense
cascade. Jenn en profite pour installer le repas de midi, un buffet
froid. Jenne est la maîtresse de "maison" en ce qui concerne les
repas. Des repas exclusivement à base de nourriture bio, un vrai
régal. Agrémentés d'extras maritimes (poissons,
crabes).
Malgré la pluie, Tom
décide de partir tout de même avec le zodiac pour aller
à la recherche des ours. Les Grizzlys.
Mais avant tout, nous avons droit
au "Bear brief". L'heure semble grave. Tom a mis sa grande salopette en
goretex, nous sommes équipés. Dehors, il pleut des
cordes, pour l'instant. J'ai protégé la caméra
dans un sac étanche, que je vais embarquer sur le zodiac. Le
"capitaine" Tom fait ses recommandations. Il dit que les grizzlys ont
un pouvoir de détection des vibrations émises par les
autres animaux (dont les hommes). Et donc leur réaction
dépend de l'attitude que l'on adopte par rapport à eux.
Il s'agit de leur montrer que nous ne sommes pas venus leur faire du
mal. Nous le titillons sur l'attitude à adopter en cas
d'urgence. Il montre alors la "Bear attitude" : jeter les bras en avant
et en hauteur, en imitant le cri rauque et puissant du grizzly.
"Wrrooohhaaaa !" Une démonstration instantanée me
convainc du côté défensif du procédé
! Mais là encore, plus facile à faire qu'à
pratiquer, comme d'habitude. Quoiqu'il en soit, Tom a pris son "Bear
spray" - une bombe répulsive qu'il n'a jamais utilisé -
mais qui l'accompagne en permanence.
Engoncés dans nos vestes,
avec en plus nos gilets de sauvetage en cas de naufrage, nous quittons
l'oceanlight. Sarah nous accompagne. Nous filons d'abord vers une
grande cascade. La forêt primaire est pleine de mousse.
Tom veille à ce que nous
restions groupés. Je comprendrai plus tard pourquoi. Les ours
ont une faculté de se fondre dans la végétation
qui est vraiment surprenante. On ne les voit réellement qu'au
dernier moment.
Au pied de la cascade, les embruns
partent en rafales, à l'horizontale. En protégeant au
mieux la caméra, j'assure quelques beaux plans. Délicat
d'engager le matériel dans ces conditions pourries, mais je me
dis que cela pourrait être pire ensuite. Toujours ces choix
délicats par rapport à la météo. Tremper la
caméra veut dire faire rentrer de l'humidité dans les
objectifs, et c'est ensuite un problème de condensation qu'on
traîne jusqu'à la fin du tournage. J'ai deux optiques,
mais quand même…
Nous sommes repartis dans le
zodiac. Maintenant Tom profite de la marée montante à son
plus haut niveau pour remonter la rivière. Nous naviguons au
ralenti, en remontant entre deux étendues d'herbe. Pas
très loin de l'embouchure, nous mettons pied à terre. Tom
réclame le silence, il n'a pas de mal à l'obtenir. Nous
suivons chacun de ses gestes. Il marche devant, suivi par Sarah,
à qui j'emboite le pas. Nous filons dans un petit sentier, le
long d'une sorte de haie. Nous voici maintenant à
l'entrée d'une immense prairie. Je fouille des yeux la
lisère de la forêt. Pas la moindre trace d'un ours.
Nous restons groupés. Tom et Sarah sont appuyés contre les branches moussues d'un arbre, un peu en retrait.
J'ai installé le pied juste
à la lisière du bosquet d'arbre, comme çà
je peux les filmer, et filmer aussi les ours, s'ils se pointent.
Longues minutes d'attente. En vain. Un petit moment d'éclaircie,
et nous assurons une première interview en situation de Tom et
des deux photographes.
Nous sommes repartis, car les ours ne se montrent pas.
Tom fait la moue, pensant qu'ils ont été effrayés par les chasseurs.
Nombreux sont les chasseurs de
trophées, qui viennent tirer les grizzlys - pourtant
protégés - pour en rapporter une tête.
Nous rentrons sous des trombes d'eau, à nouveau.
Retour à la tombée de la nuit.
Là, juste à
l'embouchure du fleuve, un troupeau de lions de mer pointe les
moustaches hors de l'eau, en nous regardant avec curiosité.
Tom part poser des cages à crabes, dans les hauts fonds du fjord.
Nous les relèverons demain matin.
Lundi 3 Mai 2004
Une journée de navigation.
Tom a décidé de faire route vers le nord. Nous n'avons
pas repéré la moindre trace récente de grizzly,
alors d'un commun accord, nous avons décidé de monter
directement aux abords du parc national de Khutzeymateen, à la
frontière de l'Alaska. Là bas, Tom garantit à 100
% de les voir.
Mardi 4 Mai 2004
Prince Ruppert.
C'est pas mal aussi de se réveiller au mouillage dans un port. Celui de Prince Ruppert est tranquille.
Il est temps de faire le ravitaillement.
Dans dix jours, l'Oceanlight reçoit ses premiers clients, et il faut remplir les cales.
Tom et Jenn assurent l'approvisionnement au port.
Nous en profitons pour leur donner un coup de main, puis pour faire un viron dans Prince Rupert.
Achats complémentaires de bricoles pour la deuxième partie de ce premier voyage.
Mercredi 5 Mai 2004
Je suis en terrasse d'un petit restaurant comme on en trouve seulement en Amérique du Nord.
Matinée tranquille. Beau
soleil dans le port. Le tchaï en terrasse du bar du coin, fait de
bric et de broc (tables tourets, pots de fleurs dans des vieilles
chaussures de ski).
Puis le chargement du bateau.
En quittant le port, on décide de faire des plans en travelling de l'oceanlight depuis le zodiac.
Puis nous raccrochons l'annexe, et partons à contre jour dans un archipel de petites îles.
Le loup sur la plage
Nous sommes repartis vers le nord, le long de la côte. La route maritime zigzague entre des ilôts.
Nous ancrons en fin d'après
midi à "Pearl Harbour", petite anse bien protégée,
à l'écart de la route maritime.
A l'horizon, l'imposante
barrière des rocheuses, vues avec un peu de recul. En premier
plan, les hauts fonds d'une sorte de crique protégée des
vents.
Deux aller retour avec le zodiac,
et nous voilà débarqués sur une plage de gros
rochers. La lumière est magnifique. Le soleil descend sur
l'horizon, et éclate d'un orange très dense. Les pluies
des derniers jours ont lavé l'atmosphère, qui est d'une
pureté indécente, presque irréelle. Nous tournons
quelques belles images de Tom et Sarah, qui se promènent sur la
plage de galets. Puis nous retournons au bateau.
Il y a quelque chose d
'exceptionnellement calme à cet instant précis. Je suis
sur le pont, en train de ranger le matériel de tournage, quand
Tom prend ses jumelles et pointe le rivage. Instinctivement, j'ai
déclenché le stand by de la caméra. Bien m'en a
pris : un loup est en train de se promener sur la plage ! Il ne nous a
pas vu, car nous sommes exactement dans les rayons du soleil. Sa
démarche est régulière, il trottine sur la plage,
et, silencieux, nous l'admirons. Sarah est venue se blottir dans les
bras de son père, et a pris les jumelles pour mieux regarder le
loup, qui marque maintenant un temps de pause.
J'ai installé l'objectif
longue focale sur la caméra, et je peux maintenant faire une
belle image du loup. Il a redressé sa tête. Il semble
regarder dans notre direction.
C'est un moment extraordinaire.
Jeudi 6 Mai 2004
Il faut naviguer au Nord, puis
bifurquer à l'Est. On s'approche encore un peu plus des
montagnes. Le voilier glisse le long des forêts. Là haut,
sur les sommets, il reste encore pas mal de neige. La
météo semble au beau fixe.
Premier ours !
Nous voici à l'ancre dans le fjord du Khutzeymateen. Juste à l'entrée du Parc National.
C'est ici que Tom vient depuis 14 ans observer les grizzlys.
Il y a une belle lumière ce soir.
Nous mangeons un énorme plat de crabe, récupéré l'autre jour à Kutzy Bay.
Nous sommes en train de manger
quand Tom, qui a toujours un oeil qui traîne par les hublots nous
alerte tout à coup, en prenant un air vraiment
étonné : un ours ! Je pense qu'il s'agit d'une blague.
En fait non : sur le rivage, à quelques dizaines de mètres du bateau, il y en a un !
Nous sommes sortis tout doucement.
Un grizzly se promène. Bien sûr il a vu le bateau, jette
de temps en temps un coup d'oeil vers nous, mais n' a pas l'air inquiet
outre mesure. Nous sommes dans un secteur particulièrement
préservé de la côte pacifique du Canada, la nature
est quand même vraiment protégée.
Ils sortent habituellement à cette heure ci, faire un dernier petit tour avant la nuit.
J'ai installé le trépied, et je peux maintenant assurer quelques gros plans. Le rivage est sombre, c'est super délicat au niveau lumière… Environ 15 minutes après l'ours disparaît finalement - en quelques pas - dans la forêt. Ce qui est vraiment étonnant, c'est le calme. Il ne se passe rien pendant des heures, et en quelques minutes un moment magique. Nous sommes super excités pour demain. Pendant le voyage au moteur depuis Prince Ruppert j'ai chargé les batteries chargées à bloc. Tout est prêt.
Vendred 7 Mai 2004
Le Khutzeymateen
La météo a changé pendant la nuit. Le plafond est bas aujourd'hui.
Après le petit
déjeuner, Tom est remonté sur le pont avec ses jumelles.
Nous sommes en observation. Il scrute le rivage, l'air.
Tout à coup, il donne le signal.
Tom a repéré un ours, là bas, au loin. C'est au
moins à un kilomètre, je ne sais pas comment il a pu voir
ce minuscule point noir sur la petite bande d'herbe. Je me demande
surtout comment il a pu le différencier d'un tronc d'arbre ou
d'un rocher ! Se
dépêcher lentement. En quelques instants je suis à
poste dans le zodiac. Tout le monde veut venir. Tom décide
d'embarquer toute l'équipe, mais nous ne débarquons
qu'à quatre. J'emporte le trépied.
En état de concentration extrême, nous nous approchons.
L'ours en question, c'est une femelle d'environ 300 kilos.
Déjà une belle bestiole ! Un pelage marron clair,
d'énormes pattes avec des griffes démesurées. Un
joli museau pointu qui vient humer régulièrement l'air
frais et humide du petit matin, pour apprécier quelque danger.
Impressionnant. J'ai déjà filmé des ours brun de
près, par exemple en Louisianne, mais là çà
n'a rien à voir. Le Grizzly c'est un autre gabarit.
Nous approchons tout doucement, en
travelling avant. Tom jauge la situation. J'assure quelques plans. A
cet instant, j'ai peur que la bestiole ne parte en trottinant dans la
forêt, ce qui est fort possible. Alors j'assure au maximum de
plans à l'épaule, depuis le zodiac. Pas facile…
Les grizzlys sont très farouches, pas faciles de les apercevoir.
Mais je vais me rendre compte de la qualité de l'approche de Tom
avec cet animal. C'est vrai que cela fait 14 ans qu'il vient les
observer dans ce secteur. C'est comme s'il dialoguait avec eux…
Etrange…
Tom décide maintenant que
nous pouvons débarquer. Il observe les moindres mouvements de
l'animal, la manière dont il réagit quand nous bougeons.
L'ours est très observateur de nos moindres déplacements.
Au printemps les ours doivent se
refaire une santé, ils ont perdu plusieurs kilos pendant
l'hibernation, alors ils viennent brouter l'herbe fraîche sur le
rivage, gratter quelques pierres sous lesquelles ils trouveront des
petits animaux, des crustacés, de coquillages. Avec ses grosses
pattes et ses longues griffes, une démarche lente mais
puissante, il longe la lisière de la forêt, abri facile
dans lequel il pourrait disparaître très vite.
Tom est venu poser le zodiac que la
pointe caillouteuse d'une petite plage. Jeanne et le deuxième
photographe restent à bord. Tom, Mike (le photographe), Marc
(l'ingénieur du son) et moi débarquons. Tom est en
tête, je le suis à quelques pas. Puis Marc, pas loin, et
Mike un peu en retrait.
La
bestiole est superbe. Elle transpire une puissante impressionnante.
Quand cette femelle grizzly tourne la tête en ouvrant une gueule
béante, on voit ses énormes canines. En carnassier
absolu, elle semble dominer la situation. Nous sommes maintenant tous
les quatre - Tom, Marc, Mike et moi - côte à côte.
Totalement immobiles. A environ vingt mètres de l'animal.
Le grizzly change d'un coup
son attitude. Il a décidé de s'approcher de nous. Tout
à coup, je sens le danger, et je me prends une énorme
décharge d'adrénaline. Respirer. Amplement et doucement
à la fois. Le ventre… La femelle continue à
avancer. Voici Tom qui parle à l'ours maintenant ! D'une voix
posée mais ferme, qui me claque dans les oreilles, parce que
j'ai mis le retour du son un peu fort dans mon oreillette, pour
être à fond dans l'histoire.
"- Je sais ce que tu veux faire… non… ce n'est pas bien… ne fais pas cela… tranquille !"
Vingt dieux… Dans l'herbe,
là, juste devant, la femelle s'approche maintenant de nous.
Doucement, mais l'air vraiment décidée. La truffe basse,
comme un chien qui voudrait attaquer. Je la cadre en gros plan, pas
fier du tout. Mais respirant calmement. Les ours, comme tous les grands
prédateurs, sentent les vibrations des proies qui se sentent en
danger. Donc, ne pas laisser transparaître la moindre
inquiétude. Bon… Si tout bascule, si la femelle nous
charge, il va falloir réagir vite. J'ai décidé de
ne pas bouger. Au pire, au dernier moment, je prendrai la "bear
attitude". Je fais totalement confiance à cette technique,
depuis que j'ai vu Richard (Fitzpatrick) faire face à un grand
requin, le repoussant alors que celui ci venait le bousculer du museau
! A partir du moment où un prédateur est bousculé
dans ses certitudes, vous renversez le rapport de force. Basique, mais
efficace.
En tous cas, pour l'instant, la
femelle a stoppé sa progression. Elle pourrait nous foncer
dessus en quelques secondes, nous mettant à terre d'un coup de
patte. Elle relève maintenant la tête, et nous renifle !
C'est exactement à ce moment là qu'elle perçoit
les "mauvaises" vibrations. J'expire à fond (c'est trop tard
pour les hormones, mais bon…). J'espère que mes
compagnons sont aussi zen que moi. Je fais confiance à Tom, mais
à vrai dire je ne suis pas sûr des deux autres (!).
Les quelques secondes qui suivent durent une éternité.
Puis la femelle tourne la
tête, vient nous longer tous les quatre, et repart tranquillement
vers la forêt. La voici maintenant qui s'arrête même,
à une dizaine de mètres, et se couche dans l'herbe !! Tom
n'en revient pas. Les ours font des sortes de "pauses flash". Ils
dorment pendant quelques minutes, le nez face au danger. La femelle
nous tourne maintenant le dos, couchée par terre, le nez en
alerte, face à la forêt. C'est de là que peut venir
le danger. Le fait qu'elle ait décidé de nous tourner le
dos est un signe de confiance absolue. Absolument incroyable !!
Nous avons suffisamment d'images
incroyables. Tom me fait un petit signe. J'acquiesce. Nous avons
rejoint Jeanne et le deuxième photographe, restés au
zodiac. Nous retournons radieux à l'océanlight, dans des
bouffées d'adrénaline incontrôlées. Jenn et
Sarah nous accueillent avec joie.
Un bon repas, suivi d'une sieste réparatrice dans ma couchette. Quel bonheur !
Le temps change. Je passe la fin
d'après midi sur le pont, à regarder les reflets du
soleil couchant sur le fjord. Les silhouettes des grands cèdres
se découpent le long des arêtes. Vers l'Est, les sommets
enneigés s'illuminent de cette lumière orangée
fantastique.
Une journée magique !
Samedi 8 Mai 2004
Kayak de mer
Le fjord est lisse comme un miroir.
Ce matin, nous sommes partis avec Marc en kayak de mer, enregistrer des
sons seuls, des ambiances. L'air est totalement calme. Les neiges
éternelles des rocheuses se reflètent dans le miroir
parfait du fjord du Khutzeymateen. Marc et moi avançons sur
l'eau lisse, en longeant la côte. La consigne de Tom, bien
sûr, est de ne pas accoster. Pas de soucis, on va respecter la
consigne ! Le face à face d'hier a fini de calmer, s'il en
était besoin, nos ardeurs aventurières. L'idée est
plutôt de s'approcher de petits ruisseaux qui viennent se jeter
dans le fjord, puis plus loin d'aller capter quelques sons d'oiseaux.
Retour à l'Oceanlight, où nous dévorons un petit déjeuner copieux.
Brutus
Plus tard dans la matinée,
Tom nous a de nouveau fait signe, on a tous sauté dans le
zodiac. A plus de 2 kilomètres, aux jumelles, il a
repéré ce minuscule point noir qui bouge sur
l'étroite bande d'herbe découverte à marée
basse. C'est la femelle, que nous avons filmé hier et avant
hier. Petit à petit, elle s'est habituée à
nous. Aujourd'hui, nous allons pouvoir nous approcher encore un peu
plus.
Nous avons tellement d'images que
Tom décide de ne pas débarquer dans un premier temps.
J'ai besoin de plans en travelling si possible. Ca tombe bien. Marc a
installé un micro cravate HF sur Tom, qui me donne des
indications en chuchotant.
La lumière du matin est
très contrastée, et donne des images denses à
souhait. Je me régale. Je suis en gros plan sur la femelle en
train de brouter un brin d'herbe quand tout à coup celle ci
relève la tête.
"- A droite ! Roland à droite !"
Tom vient d'apercevoir un
deuxième ours. Mais cette fois ci, ce n'est plus la même
histoire…! Cet ours, c'est Brutus. Un mâle de 500
kilos…! Cette fois ci ce n'est plus la même
histoire… Il a de la bave qui lui sort de la gueule, il
progresse le long du rivage. Brutus, Tom le connaît. Il
l'aperçoit une fois par an en général, mais
plutôt de loin. Nous avons la chance extraordinaire de le
croiser, là, tout près de nous.
En période de printemps, les
mâles cherchent les femelles. A tout prix. On a même vu des
ours mâles tuer les petits oursons pour attraper la femelle. Leur
stratégie est donc de remonter les fjords, depuis leur
embouchure jusqu'à la rivière. Ils ratissent les plages
où viennent brouter les femelles.
Nous assurons des plans en
travellings. J'ai quelques très belles images. Avec des
entrées de champ de l'animal derrière des souches. L'ours
progresse sans hésitation, semble t il sans nous calculer. Je
dis à Tom de prendre un peu d'avance. Nous perdons de vue
l'ours, mais Tom sait que nous allons le retrouver. Tom cherche un lieu
propice.
Tom est venu caler le zodiac le nez
contre une grosse dalle de rocher en pente, qui oblige l'ours à
passer juste à côté du bateau. Tom a gardé
le moteur au ralenti. Interminables minutes. Je cadre au grand angle le
fjord. J'ai un pied à l'intérieur du bateau, et un pied
en appui sur la dalle de granit inclinée qui file jusque dans
l'eau.
Si Tom fait une manoeuvre
d'urgence, je pourrai toujours me jeter dans le zodiac. Mais Tom ne
fait pas marche arrière ! Brutus s'approche. Je tourne
légèrement la tête vers Tom, comme pour le
questionner, il a compris, et me réponds dans le micro cravate,
en chuchotant :
"- It's ok, it's ok…You can stay there…"
Alors je décide de continuer
mon plan. De "panoter" sur l'ours, qui passe maintenant juste devant
moi ! Au grand angle, il rentre à peine dans l'image, tellement
il est près de moi. Je vois sa bave au coin de sa gueule, ses
grosses pattes mouillées. Brutus passe à trois
mètres de moi ! Je continue la panoramique vers l'amont du
fjord, en rattrapant le changement de diaphragme à cause du
contre jour, et en faisant le suivi de point au fur et à mesure
que Brutus s'éloigne. Le tout en faisant mon transfert de poids,
car je commence à être carrément en torsion.
Je finis mon panoramique à 300° sur Tom et Sarah, à
l'arrière du zodiac, émerveillés par la
scène. Un plan séquence extraordinaire, au grand angle.
Nous venons de suivre Brutus en
travelling pendant 45 minutes. Le pur délire ! Un moment
extrêmement privilégié.
Brutus est parti. La femelle, elle
- Tom le sait - n'est pourtant pas très loin. Une demi heure
plus tard, la voici qui ressort un peu plus en aval. Nous la
surveillons en gardant nos distances. Elle descend vers l'aval. La
voici qui disparaît derrière un gros tronc. Tom fait
quelques manoeuvres : en fait elle fait une nouvelle sieste ! Sur un
tronc d'arbre incliné sur la pente.
Tom me débarque. Je monte
dans la forêt sur quelques mètres. Tom est resté
à côté du bateau, je ne sais pas pourquoi. Je le
regarde régulièrement, qui me fait des petits signes pour
me dire si je peux aller plus loin ou non. Maintenant je ne suis plus
qu'à quelques mètres de la femelle. Je la vois bien, ses
pattes tombant du tronc d'arbre. A un certain moment je m'arrête,
pensant que je suis arrivé à la distance minimum de
sécurité. Tom me le confirme d'un signe clair de la main.
Impossible de charrier et
d'installer le trépied au milieu de toutes ces branches
moussues, et troncs d'arbres couchés au sol. Caméra
à l'épaule, j'arrive à cadrer l'ours dans ce
moment de repos. Une sorte d'intimité avec l'animal. Situation
délicate, car au milieu de cet amas de branches, toute fuite
rapide est impossible.
Nous sommes revenus hilares à l'Oceanlight, émerveillés par ces rencontres vraiment hors du commun.
Je sais que nous avons dans les
cassettes des images exceptionnelles. D'ores et déjà
cette partie du voyage est assurée, même au delà de
nos espérances. Je ne pensais pas que nous arrivions à
avoir ce type de plans. Tom est vraiment impressionné par la
chance que nous avons : il me dit que depuis qu'il vient ici, il n'a
jamais approché de si près un grand grizzly !!
L'après midi, Tom pousse
jusqu'à l'entrée du Parc, pour dire bonjour aux rangers.
J'ai - bien sûr - toujours la caméra avec moi, mais nous
avons tellement des images extraordinaires que je n'espère pas
en rapporter de meilleures. D'ailleurs c'est le calme plat.
Dimanche 9 Mai 2004
Le départ
Au milieu du silence matinal, il y a eu tout à coup de bruit incongru de moteur.
Un ronronnement
caractéristique, dans cette vallée perdue. Après
un tour d'approche, qui nous laisse deviner les têtes
émerveillées des passagers au travers des hublots,
l'hydravion vient se poser juste à côté du bateau,
apportant le ravitaillement, et les clients que Tom et Jenn recoivent.
Ils vont passer dix jours ici, à observer les ours.
Quant à nous, il est temps
de partir. Tous les sacs sont prêts, il ne rester plus
qu'à les transvaser sur le zodiac, puis dans le petit hydravion.
Juste après le
décollage, le pilote fait un tour du voilier, qui me permet
d'assurer quelques images aériennes du bateau tout seul au
milieu du fjord. Images qui apportent tout à coup la dimension
de l'environnement, la grandeur du paysage.
Cap au Sud, nous survolons les rocheuses pendant une petite demie heure avant de nous poser à Prince Ruppert.
J'ai tout à coup l'impression que nous débarquons d'un autre monde.
Deuxième voyage
Prince Charlotte Islands
Nous sommes au milieu de
l'été. L'Oceanlight a traversé depuis Prince
Ruppert. Nous retrouvons la famille - Tom, Jenn et Sarah - dans le port
de Sandspit. L'archipel des îles de la princesse Charlotte, c'est
le territoire des indiens Haïdas Cela fait des années que
je voulais venir ici ! Ce voyage sur "Oceanlight" est une occasion
inespérée d'explorer les territoires sauvages de cette
partie de la planète.
Tout de suite, en roulant
jusqu'à la petite maison en bois des amis de Tom, il y a ces
aigles pêcheurs perchés sur les immenses sapins.
Toute la partie sud de l'archipel
est un parc national, à l'accès très
réglementé. Des autorisations spéciales sont
accordées au compte goutte. Nous avons l'autorisation
exceptionnelle de descendre dans la partie la plus
protégée du Parc National de Gwaii Haanas. Ici, il n'y a
pas de grizzlys ici, donc pas de danger. Mais la faune est
exceptionnelle. Tant du point de vue de la faune terrestre que de la
faune maritime. C'est aussi ce que nous sommes venus filmer dans ce
deuxième voyage, plus des séquences de quotidien à
bord du bateau, l'idée du film étant de faire le portrait
de la famille.
Nous descendons vers le sud, le
long de la côte, et parfois en empruntant des passages, entre les
îles. La météo est presque parfaite, les
forêts sont somptueuses. Nous sommes au coeur d'une des
régions les plus poissonneuses de la côte Pacifique du
continent Nord Américain. Ici on trouve une des plus grosses
densités de saumon au monde.
Les lions de mer
Cap au Sud.
Un peu de mer à distance de
la côte, puis cap à tribord, pour s'approcher d'une petite
île rocheuse. Première surprise : je les ai entendus avant
de les voir. Et aussi cette odeur insupportable : des lions de mer !
Ils sont une petite centaine, sur cet îlot. Magnifique spectacle.
Un immense mâle fait sa démonstration de force. Le
problème avec les lions de mer, c'est l'haleine terrible qu'ils
dégagent… Pas possible de mettre le zodiac à
l'eau, çà les ferait partir. J'assure le maximum de plans
depuis le voilier.
Les baleines !!
Nous sommes repartis. Tout
l'équipage est écroulé dans les couchettes. Je me
suis refais encore un mug de ce café "américain" dont on
peut boire des litres sans être énervé. Tom navigue
un peu plus loin de la côte que d'habitude. Il regarde souvent
à babord, vers le large. Je suis à côté de
lui, sur l'autre siège. Je sens qu'il va se passer quelque
chose. La caméra est en bas, prête à tourner. Tom
scrute encore une fois l'horizon. Le voici maintenant qui réduit
le régime.
"- Look at them !"
Des baleines ! Un petit groupe,
à quelques centaines de mètres. Je saute dans la cabine
pour récupérer la caméra. Nous nous sommes
rapprochés d'un premier groupe de baleines. Des Baleines
à bosses énormes. Elles remontent à la surface,
soufflent un coup, font le gros dos deux ou trois fois, puis plongent
à nouveau. C'est à ce moment là où on peut
voir leur queue magnifique sortir de l'eau.
Il s'agit d'absorber au maximum les
mouvements du voilier pour avoir une image la plus stable possible, la
plus fluide. Instinctivement, je me suis mis à l'endroit
où le voilier est le plus stable. Au point central. On sent ici
très bien à la fois les changements de cap du voilier, et
son amplitude de ses mouvements dans la houle. Les baskets bien
à plat sur le pont, genoux semi fléchis, souples, pouvant
absorber les mouvements du bateau, je me régale de
Le plus difficile, c'est
d'anticiper le moment où elles vont sortir de l'eau. Pas facile.
On ne les voit apparaître qu'au dernier moment dans les vagues.
Voici maintenant un autre groupe de
baleines, de l'autre côté du bateau. Tom a mis la barre
pour se rapprocher au maximum. Il fait attention de ne pas rester trop
longtemps. De toute façon, les baleines s'amusent à
passer sous le bateau, c'est hyper impressionnant. La mer est calme,
les conditions sont propices. Je film comme un malade. Il y en a
maintenant de partout. Tom coupe le moteur, on les entend souffler par
l'évent, quand elles sortent de l'eau. Un vrai festival ! Tom en
compte presque une centaine, c'est incroyable !!
Là bas, un peu loin, mais
sur fond de montagne, deux baleines s'amusent maintenant à
sortir de l'eau au maximum, et à se laisser retomber sur leurs
nageoires. Cà fait un grand bruit quand ces masses
impressionnantes retombent dans les vagues. C'est la saison des amours,
alors elles font cela pour impressionner leurs partenaires. A fond de
focale, en absorbant au maximum les mouvements que la houle donne au
bateau, je capte ce ballet magique.
Petit à petit, les baleines
s'éloignent, elles filent doucement vers le nord. Le spectacle a
duré plus d'une heure. Incroyable. J'ai tourné 45 minutes
de rusches ! Un pur délire. Nous sommes tous dans un état
d'excitation et d'émerveillement quand nous rejoignons le
carré.
Nous rejoignons l'archipel, et nous
naviguons maintenant dans un chenal entre deux îles. Voici que
Tom me fait à nouveau un signe, je crois que c'est une blague,
mais non : voici d'autres mammifères marins : des orques…
Décidément c'est la journée ! Un orque femelle et
un jeune, avec leurs longs ailerons, qui nagent tous les deux
côte à côte, à quelques encablures de
l'Oceanlight. Absolument magnifique.
Quand le jour tire à sa fin,
à l'ancre dans une petite baie, nous partons avec le zodiac
explorer un bout de forêt. Chevreuils qui gambadent. Cabane
abandonnée. Dans les années 70, pas mal d'alternatifs en
mal d'aventure ont tenté leur chance dans ces coins perdus mais
magnifiques de l'archipel de la Princesse Charlotte.
Immenses lichens, pierres couvertes
de mousse, bois flotté échoué sur les plages de
galets. C'est marée basse, on passe un long moment à
gratter les cailloux. J'ai mis le pied sur un rocher, et me
régale à filmer les derniers rayons du soleil qui
viennent brûler d'orange le sommet des arbres. Dernier coup de
parade avant le combat perdu d'avance contre l'obscurité.
Sources d'eau chaude
Nous avons navigué une bonne
partie de la matinée vers le sud. Puis jeté l'ancre
à l'abri du vent, sur la côte sud d'une petite île.
Maintenant nous traversons une immense forêt. Les grands
cèdres ont une circonférence impressionnante. En nous y
mettant à six - nous tenant par la main - nous sommes loin d'en
faire le tour. Un beau sentier qui serpente entre les immenses troncs
permet de traverser l'île.
Sur la côte sud, il y a cette
maison en bois des indiens Haïdas. Tom et Jenn les connaissent
bien. Nous sommes invités à l'intérieur. Ils sont
une petite famille à vivre ici. La femme la plus
âgée est en train de tricoter un pullover en grosse laine,
avec un motif typique des Haïdas. Elle est contente de revoir
Sarah. Chaque année, quand l'Oceanlight passe ici, Tom tient
à entretenir le contact avec les indiens. Ce sont eux les
gardiens de ce territoire.
Encore un petit sentier, qui se
faufile entre les bosquets, puis qui file le long de bancs rocheux, et
nous voici aux sources d'eau chaude ! Une sorte de grand jacuzzi. Une
vraie baignoire naturelle entre les rochers. Epatant. Douceur
extrême. On reste une bonne heure. C'est aussi un moyen de se
laver.
Nous sommes repartis dans la
forêt, et arrivons maintenant à une belle cabane en bois
massif. A l'intérieur, trois indiens Haïdas, aux visages
burinés par le soleil, reconnaissent Tom, et font signe de
bonjour sans empressement. Pas d'effusion excessive, mais on sent que
tout le monde se respecte. Tom tient aussi à nous les faire
rencontrer. De sa bonne "attitude" en territoire du Parc National
dépendra l'autorisation à revenir les années
suivantes. Alors je le vois soigner son affaire. Tom prend des
nouvelles de l'hiver qui vient de passer, du mouvement des gardes au
sein de la structure du Parc National, des animaux que ceux ci ont
rencontré ces dernières semaines. Il raconte
l'épisode des baleines. Ils sont côte à côte,
se parlent en regardant l'horizon de la forêt.
On dirait une scène de film.
Cap St James
A l'extrême sud de
l'archipel, bien protégées dans un petit passage,
quelques maisons ont été construites entre les arbres,
dans une petite clairière. Ancienne escale sur la route du nord.
Vivent ici quelques personnes. Un musicien d'origine allemande, et sa
fille qui vient le voir de temps en temps. Mary, qui gère sa
maison en bois, sorte de cabane améliorée.
Dans les années 60, les
alternatifs ont mis le cap au nord. Certaines communautés se
sont installées sur l'île de Vancouver, d'autres sont
montées plus au nord encore. Quelques rares
téméraires sont venus s'installer dans cet archipel,
voulant renouer avec une certaine "authenticité" de vie. Il
reste de cette époque quelques vestiges. Cette après
midi, nous avons exploré un petit fjord avec l'annexe. Une
ancienne maison en bois finit de se transformer en paysage. Paysage de
mousse, d'immenses arbres. En arrivant, nous sommes allés voir
le jardin de Mary, où elle fait pousser ses légumes. Et
puis, à côté de sa maison, il y a un dôme,
à moitié délabré, mais encore
utilisé parfois. une sorte de petit refuge pour s'isoler dans
les arbres.
Mary a préparé un
beau repas, que nous partageons dehors, sur une grande table en bois.
Au menu ? Les crabes que Jenn et Mary ont fini de faire cuire sur le
gros poële à bois de la cabane. Après le repas, nous
rentrons boire une tisane à l'intérieur. Le voisin
allemand a pris la guitare, et Mary l'accompagne au chant. On se
croirait dans les années 70… Nous retournons de nuit
dormir au bateau. Zodiac qui clapote au ralenti sous les étoiles.
Le sanctuaire du peuple premier
Nous avons levé l'ancre pour la côte Pacifique de l'archipel.
La mer est calme. Les rouleaux sont au plus bas.
Il est très tôt. Tom a
mis le zodiac à l'eau. Nous glissons au ralenti le long de la
côte. Je sais qu'il prépare un coup. Une
découverte. Il veut faire une surprise. Nous avons nos codes. Je
sais quand il me regarde. Il sait comme je suis attentif, quand je suis
prêt à tourner. Parfois, de l'autre bout du bateau, on se
regarde, et je sais qu'il faut que je me tienne prêt. Dans son
visage impassible, je décèle pourtant une sorte de magie.
Tom amorce un virage, j'ajuste ma caméra sur l'épaule.
Parfaitement équilibrée. Start ! Nous avançons en
travelling dans une sorte de petite crique protégée. Au
fond une plage de cailloux, et cette rangée imposante de totems
haïdas ! Le sanctuaire du peuple premier. Ici, les indiens ont
établi une sorte de sanctuaire totémique. Une trentaine
de totems magnifiques sont plantés sur le grève, entre
les arbres, face au soleil levant. Aux premiers rayons, ils prennent
tout leur éclat, leur expression.
Les Haïdas sont un peuple
insulaire. Ce sont vraiment des marins. On trouve d'ailleurs des
souches Haïdas à Hawaï et au Japon. Les Haïdas
ont traditionnellement développé un art très
pointu et spécifique, toujours lié au bestiaire
symbolique. Avec un fort lien avec la nature qui les entoure, mieux :
dont ils font partie. Deux clans principaux - celui de l'aigle et du
corbeau - qui divise le peuple Haïda, avec de nombreuses
ramifications (clan de l'orque, du loup, de l'ours, etc…).
Aujourd'hui les Haidas cherchent
leur autonomie par rapport à leur territoire. Ils s'inscrivent
en cela dans le grand mouvement de prise de conscience de la nation
indienne. Une partie de la communauté veut retrouver ses
racines. En 1998, en guise de commémoration, une petite
équipe est partie en pirogue traditionnelle jusqu'en Alaska, une
forme de voyage initiatique. Aujourd'hui les Haïdas sont des
artistes, qui surfent sur la mode de l'indianité en fabricant et
en exportant des représentations de la tradition culturelle :
totems, masques, etc… Il reste pourtant ce mode de vie
très fort sur l'île, malgré le choc avec la culture
occidentale moderne (casquettes Nike, énormes 4X4, bateaux
surdimensionnés). Ils continuent de tailler des pirogues
traditionnelles, à faire de la sculpture sur pierre (nombreux
sont ceux qui conservent en permanence un petit stylet en poche, pour
pouvoir graver à tout moment), à peindre, à
chanter, à jouer de la musique (avec des instruments
spécifiques).
Survol en hydravion
Profitant d'un ravitaillement du village, Jeanne a calé un hydravion pour assurer des prises de vue aériennes.
L'hydravion s'est posé comme
une fleur à la surface de l'eau. Un énorme gaillard
tatoué - genre à qui on ne la fait pas - descend sur le
flotteur. C'est le pilote.
Dans le vacarme de l'engin qui
vient de décoller, j'essaie d'expliquer au pilote les images
dont nous avons besoin. Pas toujours facile de dialoguer avec les
pilotes. Il faut aussi qu'ils aient le sens de l'image, pour venir
placer leur avion à l'endroit où il faut. Celui ci ne se
débrouille pas si mal. La porte est coulissante, ce qui me
permet d'ouvrir pour filmer. Je suis sécurisé par mon
baudrier, comme d'habitude.
Nous tournons au dessus du Cap St
James, à l'extrémité sud de l'archipel. Entre
temps, le voilier a remis le cap vers le pacifique.
Il nous faut des images
aériennes, pour saisir l'immensité des paysages, et
mettre une échelle à ces images de montagnes et de mers.
Il y a pas mal de vent, mais
j'arrive à me caler contre la porte. Tom a mis toutes voiles
dehors. L'Oceanlight met maintenant cap au nord, en longeant une
île sur laquelle les grands arbres se découpent sur l'eau.
Du ciel on voit l'immensité du territoire du Parc Nationale. Les
îles s'égrennent jusqu'à l'horizon vers le nord.
Kayak de mer
L'hydravion nous a reposé pas loin du bateau.
Dans l'après midi, on est
parti en zodiac essayer d'approcher les phoques. J'ai mis la
caméra dans le splashbag, et réussit à accrocher
quelques plans sous marins des bestioles qui nagent dans les courants.
Les enfants jouent avec les algues. Des sortes de grands laminaires. On
s'amuse à se laisser porter par les vagues de la marée
montante, et qui ballotent le zodiac entre les rochers.
Retour à l'Oceanlight pour le goûter.
C'est le soir. Nous avons fini de
tourner. Nous profitons, Marc et moi, pour aller faire un petit tour de
kayak de mer, dans le chenal naturel qui sépare les îles
de la pointe sud de l'archipel. Nous avons débarqué dans
une crique, où nous explorons les recoins des rochers, dans
lesquels sont encastrés d'énormes pièces de bois
flotté, blanchies par leur séjour prolongé dans
l'eau de mer. J'en rapporterais bien un stock ! Ils sont si beaux,
portant les marques de toute la puissance des tempêtes, ils
signent le le passage du temps.
Nous avons remis les kayaks à l'eau, et pagayons au milieu des rochers qui affleurent la surface lisse du chenal.
Un phoque nous suit à
distance, curieux. de temps en temps il monte sur un rocher , devant
nous, puis plonge à nouveau quand nous nous approchons. C'est
vraiment étonnant d'approcher si près des animaux. Quel
privilège ! Jusqu'à la tombée de la nuit, nous
pagayons en silence. Retour presque à la nuit à
l'Oceanlight, où le reste de l'équipage nous attend. Tom
commençait à se demander ce que nous faisions…
Demain nous remontons vers le Nord.
Le plus beau cadeau
1 Juillet.
C'est mon anniversaire aujourd'hui.
Nous avons commencé notre remontée vers Sandspit. Avant
même de déjeuner, je suis parti en zodiac avec Tom,
profitant de la mer, étale à cette heure. Il est six
heures et demie du matin. Il a fallu enfiler à nouveau la
combinaison néoprène. Plongée du matin. J'ai
installé la caméra dans le sac étanche. Ce fameux
"Splashbag" qui permet d'immerger la Bétacam Numérique
jusqu'à un mètre de profondeur…
En traversant entre deux
énormes blocs de rochers, j'aperçois une méduse
géante. Je plonge la caméra. Extraordinaire image de
cette méduse, qui navigue juste sous la surface. Tom l'a tout de
suite repéré, il a coupé le moteur pour ne pas
l'effrayer. Nous glissons avec l'eau qui commence à remonter
avec la marée. Je me suis accroché au zodiac d'une main,
de l'autre je guide le splashbag. Tom ajuste la trajectoire avec
quelques habiles coups de pagaïe. Je me régale de cette
image. Difficile de couper la caméra, parce que je me
régale de ces mouvements incessants de sa robe, de la
manière dont elle bouge sous l'eau. Nous glissons ensemble dans
le même courant, provoqué par la marée qui monte,
et qui nous entraîne dans un mouvement synchrone, dans un long
travelling au dessus des algues et des oursins.
Quel cadeau !
Retour au bateau.
Petit déjeuner.
Navigation vers le Nord, jusqu'à un passage crucial du chenal, qu'on ne peut franchir qu'à marée haute.
En zodiac, nous partons en
équipe explorer le secteur. Aigles pêcheurs. Chevreuils,
faons. Belle lumière dans la prairie.
Ce soir, le voilier est à
l'ancre. Nous sommes les premiers. Deux autres bateaux viennent nous
rejoindre. Demain matin, tout le monde va passer ces hauts fonds qui
sont devant nous, en profitant de la marée à sa plus
grande hauteur.
2 Juillet
L'Oceanlight a
démarré très tôt. J'étais
réveillé, mais pas encore levé. Le temps est gris.
Rien ne presse aujourd'hui, sauf le rendez vous avec la mer. Juste au
moment de la marée haute, le voilier peut franchir le passage.
Tom navigue au ralenti.
Pas facile de se mettre dans l'eau
glacée car il fait gris aujourd'hui ! Je plonge pour profiter du
moment où les mouvements d'eau provoquent des mouvements de
faune. Et de ces algues, qui semblent une longue chevelure flottant
dans un autre univers, au ralenti. Il y a plein d'oursins, et quelques
bancs de poissons. Mais la visibilité n'est pas très
bonne. Je rentre glacé au voilier. Il me faudra une bonne heure
pour me réchauffer.
Nous remontons maintenant vers
Sandspit. J'ai passé toute la matinée dans le cockpit,
avec mon mug de café calé au même endroit. La
matinée à regarder les jeux de lumière au large,
sur la surface de l'eau. Tom est à babord, impassible et
silencieux. La forêt défile. Le temps surfe sur les
vagues, et mon esprit s'abandonne.
Dernier secteur sauvage avant
d'approcher du petit phare qui ouvre l'entrée de la baie de
Sandspit. Drôle de sensation, une fois de plus, de savoir qu'on
ne reviendra peut être - sûrement ! - jamais dans ce coin
du monde dans lequel on a vécu des choses tellement fortes.
Le soir, à l'ancre dans la
baie de Sandspit, nous débarquons pour rejoindre les lits en dur
des petites cabanes, chez les amis de Tom et Jenn. Etalement du
matériel. Lavage. Séchage. Pré-conditionnement
pour le retour.
3 Juillet
Journée de break avant
l'avion. C'est rare quand on a une journée de break avant
l'avion. Cà nous ferait presque culpabiliser. Un vrai break. Une
fois n'est pas coutume : après avoir filmé quelques
aigles pêcheurs au petit matin, j'ai laissé la
caméra dans la chambre. Nous prenons un taxi vers Sandspit.
Magasin pour touristes. Petit café un peu déglingue. Et
puis cette vieille librairie, tenue par une passionnée du
secteur. J'y dégote un vieux livre : "Sacred Circle", qui est
une étude sur la symbolique du cercle dans les
sociétés indiennes d'Amérique du Nord.
Il y a aussi plein de vieilles cartes hors de prix…
Même si ma fille me manque,
je resterais bien une semaine ici. Difficile de terminer un voyage. Pas
si facile de rentrer. Il y a chaque fois ce paradoxe : cette envie de
rester, et aussi ce désir de rentrer, en rapportant un petit
bout de ce pays qui vous habite à jamais. Moments difficiles
à décrire, quand le sentiment océanique vous
envahit, à la fin d'un véritable voyage pathologique. Les
images m'aident aussi à cela. A me construire. Dans cette vaine
et insatiable quête d'un désir d'ailleurs.
Troisième voyage
14 Septembre 2004
C'est déjà l'automne
ici. Les froids polaires de l'arctique commencent à envahir les
fjords. Je suis reparti une troisième fois en Colombie
Britannique pour rejoindre l'équipage de l' Oceanlight. Nous
partons traquer l'ours esprit, le "Spirit Bear". C'est l'ours blanc de
Kermode, une espèce très rare. 50 individus de cette
espèce en voie de disparition ont été
recencés ! Ils vivent exclusivement sur une petite île, au
sud de Prince Ruppert. Cet ours est très peu connu. Il est
très difficile de l'apercevoir. Avant l'hibernage, il vient
s'engraisser de saumons sauvages, venus frayer à l'embouchure
des rivières. Une infime chance de le côtoyer.
Le matin du monde
15 Septembre 2004
Ce matin, je suis sorti tôt
sur le pont. Tom, le capitaine, mange un bol de corn flakes à
l'avant. Nous naviguons déjà. J'ai pris la caméra,
et me suis mis à filmer. Je fais un plan serré d'une
petite presqu'ile avec le fjord lisse comme un miroir. Tout à
coup, une baleine sort de l'eau, en faisant sa gerbe d'eau, et ce son
si caractéristique. Puis une deuxième, et une
troisième ! C'est magnifique... Nous avons droit à un
ballet étonnant, dans la lumière du matin. Des bancs de
brume s'effilochent sur les grandes forêts de sapin. Il y a une
sensation de force absolue et immense, un truc comme le matin du monde,
que je ne sais pas comment décrire.
Puis, nous partons planquer les
ours blancs de la forêt. Les ours de Kermode. Un ours très
rare - il en reste 50 exemplaires sur terre, vivant uniquement sur
cette île. Il s'agit d'une espèce d'ours
particulière, qui n'a rien à voir avec l'ours polaire,
mais qui a pourtant une magnifique fourrure blanche.
D'un coup de zodiac, Tom nous
débarque sur le rivage. Jenn est restée à bord de
l'Oceanlight pour préparer à manger pour le soir. Nous
avons de quoi passer la journée à terre en observation.
Tout le monde se prépare pour une longue planque. Qui a durer
peut être plusieurs jours. L'ours de Kermode est
extrêmement difficile à apercevoir. L'affaire n'est pas
gagnée d'avance… Nous avançons en groupe,
silencieux, sur le sentier, dans la forêt. Je filme Tom et Sarah
qui montent dans les feuilles mortes. Nous arrivons au bord d'une
petite rivière. L'équipe s'installe silencieusement.
Rencontre avec l'ours brun
Je suis retourné au bateau
pour chercher le pied avec l'ingénieur du son canadien avec qui
je travaille pendant ce troisième voyage. Je remonte d'un pas
rapide le sentier. Je suis seul, j'ai pris un peu d'avance.
Concentré dans mes
pensées sur la manière dont peut se passer la
matinée, je suis en même temps attentif à ce qui se
passe dans cette forêt. C'est à dire pas grand
chose… Si ! Tout à coup, je sens comme une
présence. Je viens de dépasser de quelques mètres
une sorte de trouée dans la futaie. Je m'arrête, me
retourne et tourne la tête vers la droite, sans vraiment
réfléchir. Une sorte d'instinct. Il me regarde. Un
énorme ours brun mâle est assis sur ses pattes
arrière, il me fixe droit dans les yeux ! Cà paraît
bête, mais ne sachant quoi faire, je lui souris. L'ours - bien
sûr - ne réagit pas à cette marque d'affection
potentielle que je lui porte.
Que faire ? Evidemment rester zen.
Je le regarde quelques instants, mais pas trop longtemps, pour ne pas
le déranger. Dès fois qu'il croit que je lui veuille du
mal. Non, je veux signifier une simple rencontre. C'est une question de
temps. Il faut rester le temps nécessaire. Etre en harmonie
à ce moment là, c'est juste être en phase sur la
question du timing. Les mouvements doivent être calmes et
réfléchis. Il faut être sûr de soi. Emettre
de bonnes vibrations. Je décide de reprendre mon chemin
tranquillement. Sans me retourner. Je m'éloigne. J'imagine que
l'ours continue à me regarder. Il est vraiment difficile de ne
pas se retourner, tenaillé par la curiosité de vivre
encore un peu plus longtemps ce face à face incongru ! La
journée commence bien.
La planque
J'ai rejoins l'équipe au
bord de la rivière. Je me suis installé sur une sorte de
petite plateforme naturelle, qui domine de deux mètres une
longue portion de rivière. En amont, l'eau tombe d'un
mètre, en formant une petite cascade. Un gros tronc d'arbre est
couché en travers de l'eau. C'est un bon spot de chasse pour
l'ours, qui peut surveiller les saumons, ralentis, affaiblis par leur
longue remontée. C'est aussi un spot en ce qui me concerne. En
aval, j'ai un beau point de vue sur la rivière. Juste devant
moi, un petit rapide est gavé de saumons.
Il se trouve qu'il y a une
trouée de lumière au milieu des nuages. J'assure les
plans larges, puis quelques images en longue focale des rapides, de
nature morte, de branches d'arbres mouillées par les pluies
d'automne, et des dos de saumon qui remontent les rapides.
Je travaille environ une petite
demi heure. J'ai tourné environ cinq minutes de belles images de
situations. Sur la cassette, il me reste quarante minutes pour l'ours.
Je décide de garder l'énergie, et mon temps de cassette
pour assurer le coeur de la scène. Je verrouille la manette du
pied, puis je fais un petit signe à Tom. Blotti dans ma veste
goretex, l'attente peut commencer.
Spirit Bear
Il a dû s'écouler
à peu près cinq minutes. Maximum. Je jette un coup d'oeil
vers Tom. Il me regarde, avec son air impassible que je lui connais.
Tiens, je ferais bien un gros plan de son visage de profil. J'ai
monté la longue focale sur la caméra, ça tombe
bien. Je remets la caméra en stand by. Je reconnais ce petit
bruit si caractéristique de la bande qui vient se coller sur le
tambour. Puis je regarde à nouveau Tom. Celui ci fait maintenant
des sortes de grimaces, en montrant l'amont de la rivière ! Ce
n'est pas possible !! Si !!! Un bel ours de Kermode se pointe !!!!
Incroyable ! Nous n'avons presque
rien attendu ! L'ours s'apprête à traverser sur le gros
tronc mort posé en travers de la rivière. Juste le temps
d'assurer un beau cadrage que j'avais repéré, et je
commence à tourner. L'ours, bien sûr, m'a
repéré au moment même où il a
commencé à s'engager sur cet immense tronc d'arbre. Il
s'arrête au milieu du tronc, et me regarde. Quelle image ! Il
cherche le meilleur endroit, s'approche un peu de la rivière,
puis continue à descendre en rive gauche, c'est à dire
qu'il s'approche maintenant de plus en plus ! Je peux maintenant le
filmer en plein cadre, puis il passe au travers des feuillages, pour
ressortir sur fond de rivière.
A un moment donné, il quitte
le lit de la rivière, pour s'engager sur la rive. S'il continue
comme cela, je vais me retrouver sur son itinéraire !!! Pouquoi
a t il décidé de repartir dans le lit de la
rivière maintenant ? Je réfléchis à tout
cela en assurant les images. Peu de lumière, le suivi de point
est difficile en longue focale. Il faut laisser glisser le cadre en
suivant les mouvements de l'animal. Garder l'oeil gauche ouvert me
permet de sentir les mouvements généraux de l'animal.
Ensuite, c'est un mélange d'expérience et d'intuition qui
permet d'anticiper au mieux les mouvements de tête, les moments
où les pattes vont aller glisser sur un tronc, ou se poser au
milieu de la rivière. Combien de temps va t il rester comme cela
la tête en l'air ? Oui, j'ai le temps d'aller chercher un gros
plan. Le gros plan est beau, mais si je veux qu'il soit montable, cela
suffit, il faut maintenant revenir en plan large. Profiter de cette
courte pause, pour que le mouvement de l'animal recommence une fois que
je me serai retrouvé en plan large. Ou alors au contraire savoir
rester en gros plan, et laisser filer l'animal hors du champ, pour
permettre un raccord mouvement au montage.
Bref… de quoi s'occuper la tête et les doigts !!
Maintenant, l'ours est très
près. Si près qu'il aurait presque fallu que j'aie le
grand angle ! Incroyable. Il s'arrête, à quatre
mètres de moi. Je l'ai en gros plan dans le viseur. Il fixe la
caméra. Je sors tout doucement l'oeil du viseur pour le
regarder. L'ours me dévisage un instant. Encore une fois, je lui
souris.
Il ne se passe rien pendant
quelques longues secondes. Je regarde ses yeux perçants, sa
truffe pointée dans ma direction, les poils trempés de sa
tête. Il me respire à nouveau. Je me souviens d'avoir
été extrêmement paisible à cet instant
précis.
Bien sûr, il pourrait foncer,
et en deux enjambées venir me bousculer d'un coup de patte,
avant que je n'aie le temps de me relever. L'ours vient de tourner
à nouveau la tête. La caméra tourne toujours, Je
remets l'oeil au viseur, pour cadrer le mieux possible cette sortie de
champ de la tête de l'ours, en gros plan. Moment absolument
magique. Face à face miraculeux avec cet ours exceptionnel. Tom
n'en revient pas : l'an dernier, il est venu ici même avec une
équipe de la NHK, pour tenter de filmer l'ours. Les japonais ont
attendu 23 jours en vain, avec une équipe de 12 personnes ! Pas
un poil d'ours !!!
16 Septembre 2004
Ce matin, tout le monde dormait sur
le bateau. On dort bien sur ce bateau. J'étais
réveillé depuis 4h30 du matin... toujours à cause
du décalage. Je suis passé par le hublot, et je suis
monté sur le pont sans bruit. Il y avait la brume, qui prenait
les montagnes, et une trouée de lumiere, comme un cadeau. J'ai
fait quelques mouvements au ralenti. Une sorte de mix entre des trucs
de tai chi, un peu de yoga, et des assouplissements.
Nous avons navigué dans la
lumière si belle du matin, et quatre baleines sont sorties de
l'eau lisse du flord. Trois énormes, et un baleineau. Je me suis
encore lâché sur les images. C'était si beau, de
les entendre. Elles sont venues à une cinquantaine de
mètres du bateau. Leur souffle était si fort, dans le
silence du matin !
Plus tard, en naviguant, j'ai
discuté avec Jenn, l'amie du capitaine. Et puis aussi cette
mamie de 68 ans, qui a passé 40 ans dans les montagnes du
Canada, comme cuisinière dans un lodge d'héliskiing. Un
spot absolu, où tu descends des milliers de mètres de
poudreuse dans la journée. Ce matin, elle me racontait, sur le
pont, ses voyages, ses aventures, le fait qu'elle n'avait rien, elle
mettait tout son argent dans les voyages. Elle me disait que dans dix
ans, elle n'aurait plus d'argent, mais qu'alors elle vendrait sa
maison, et continuerait ainsi à voyager. Trop classe. Elle me
disait que la vie est si courte, qu'on en a qu'une, etc...
C'était bien, cette conversation sur le pont, en regardant
défiler les grandes forêts de cèdres.
Nous continuons notre voyage, qui
est devenu presque un voyage d'agrément. En effet j'ai la
scène que je suis venu chercher. Il ne me reste plus qu'à
assurer quelques plans. Décrire l'automne qui déboule,
pour boucler l'histoire. Faire passer le temps dans le film. Et aussi
il me reste une longue interview de Tom à faire.
Le soir, nous filons en zodiac aux
sources d'eau chaude. Tom affectionne particulièrement ce
mouillage. je le comprends ! Un bassin en pierres a été
aménagé pour retenir l'eau chaude qui sort entre les
pierres. Nous papotons pendant de longs instants. Un bonheur facile. La
lumière décroît doucement.
Un petit cri de Jenn a
résonné dans la crique : nous pouvons rentrer, le repas
est prêt. Encore du crabe, arrosé ce soir d'une bouteille
de rouge. Que demande le peuple ? Rien !
Ce soir je suis ressorti par le
hublot de ma cabine, pour passer un moment dehors, seul, sur le pont.
Je regarde les constellations à travers les haubans du voilier,
qui ne bouge absolument pas. Ce moment est d'un calme absolu. Une
sérénité totale. J'ai rarement vécu cela
à ce point.
17 Septembre 2004
Nous sommes repartis de nos sources d'eau chaude. C'est vraiment un sacré spot ici.
Ce matin, les baleines sont encore
venues se frotter au bateau ! Cette fois ci, elles sont venues
carrément près, genre à dix mètres. Des
baleines d'une vingtaine de mètres de long... Elles faisaient un
chahut terrible, c'était d'une puissance !!! Tom dit que c'est
parce qu'elles se reproduisent en ce moment. Si c'est ça, ce fut
presque indécent à un moment : une d'elles est sortie de
l'eau, et a poussé un cri incroyable, une sorte de son rauque et
puissant, qui s'est mis a résonner le long des falaises. Rien
que d'écrire cela, j'ai la chair de poule tellement
c'était impressionnant, puissant, magique.
Puis la navigation dans le fjord,
l'ancrage à Kutzi Bay, un bout du monde. Le zodiac qui remonte
la rivière. Phoques, saumons, grandes cascades, des dizaines
d'oiseaux. Puis ces ours noirs, une mère, et ses deux petits. Et
même, au loin, trois grizzlys. Ensuite, la pluie qui revient, le
retour au bateau. Tom est allé poser deux paniers pour attraper
des crabes, on va encore se régaler demain.
18 Septembre 2004
Ce matin, je faisais mes mouvements
en observant une méduse géante, qui bougeait dans l'eau
sombre comme un étrange vaisseau spatial dans le vide
intersidéral. Je me suis amusé à caler ma
respiration sur la sienne, sur les mouvements de sa robe translucide.
J'ai pris son rythme. C'était absolument fascinant.
Nous avons quitté Kutzy Bay,
cette zone protégée du vent. Nous faisons route vers le
nord, cette fois ci. Je viens de faire une demi heure de vélo
sur le pont (Jenn a un training bike, il est installé à
l'avant). Tu pédales face au fjord. De chaque côté,
d'immenses forêts, qui dégringolent le long des montagnes.
Nous empruntons "l'inside passage", une route maritime historique, qui
part de Seattle, pour aller jusqu'à l'Alaska. A l'origine,
c'était la seule voie d'accès aux territoires du nord, au
moment de la ruée vers l'or en Alaska, à la fin du 19
siècle.
19 Septembre 2004
La journée a commencé
par un moment absolument magique. A 6h30, je faisais un peu
d'assouplissement sur le pont, Tom est sorti, nous avons regardé
vers l'est. Le soleil trouait les nuages. Sans un mot, il a
détaché le zodiac, j'ai pris la caméra, lui son
appareil photo, et nous sommes partis filmer le bateau depuis le
rivage. C'était magnifique. La lumière changeait à
chaque instant. Il faut imaginer le fjord rempli par la brume. Puis le
soleil vient chauffer ce fond de vallée. Il touche d'abord les
sommets, laissant l'eau sombre. Puis les mouvements d'air produisent
des volutes de brouillard, qui glissent le long des pentes. Les
couleurs vont de l'or au bleu azur, en passant par le vert, et toutes
les teintes de gris. Chaque minute est un tableau qu'une photo peut
figer pour l'éternité. Il y a une sorte de silence
paisible. Seul le bruit d'une petite rivière se jetant dans le
fjord vient remplir d'un son déjà cristallin ce silence.
Il faisait froid, nous avions les mains déjà
gelées en quelques instants. C'est le vent du nord qui
s'était levé pendant la nuit, et qui avait fait condenser
toute cette humidité de la pluie des derniers jours. Je sentais,
à ce moment là, la fraicheur de l'automne rentrer en moi.
Les automnes sont incroyablements forts à ces latitudes, et dans
des endroits pareils.
Demain, la météo
annonce une grosse dépression sur l' Alaska, qui produira du
vent fort, de la pluie et du brouillard. Nous avons
décidé, Tom et moi, de faire venir l'hydravion un jour
plus tôt pour nous récupérer, pour éviter
d'être bloqués plusieurs jours. Il viendra demain, dans
l'aprés midi. Nous devrions être à Prince Rupert
dimanche soir.
J'aime l'automne, son spleen, ses
journées qui raccourcissent, et la fraicheur retrouvée,
les petits matins frais, et puis cette lumière de milieu de
journée, à la fois extrêmement mélancolique,
et si porteuse de tous les espoirs, je ne sais pas comment dire...
J'aime observer les lumières
en toutes saisons, et la façon dont les gens se placent par
rapport à celles ci.
Au Tibet, quand le printemps
revient, les vieux sortent dehors, et viennent juste se
réchauffer contre les murs exposés au sud. Le visage
buriné par le soleil d'altitude, ils restent là, pendant
des heures, à regarder au loin les rares nuages se construire
sur les sommets, ou le vent emporter la poussière des hauts
plateaux jusqu'à l'horizon. J'aime ces espaces de solitude, ces
grandes étendues minimalistes, ces bouts du monde qui n'en sont
pas, bien sûr, car il n'y a pas de bout du monde, le bout du
monde est un concept intellectuel évidemment. Le bout du monde
est dans notre tête, c'est tout. Une manière de parler,
juste une expression désuète.
Oui, parfois je suis hyper urbain.
A Die, souvent, on me l'a assez reproché. D'aucuns me percoivent
comme un "parisien" d'ailleurs, c'est marrant. Moi qui suis né
à Die, et qui ai grandi sur les lapiaz des hauts plateaux, et
dans ces grandes futaies de hêtre et de sapin...
Donc, parfois, je suis hyper
urbain, je me glisse avec une facilite déconcertante dans les
milieux les plus superficiels qui soient, extra mondains, causant de
choses futiles. Mais ce qui me plaît le plus, ce sont ces grands
moments de vérité pure. On appelle cela "l'ultime" en tai
chi. Un truc comme une communion parfaite entre la nature et toi. Un
moment où tout est en place, à la bonne vitesse,
où les choses coulent d'elles mêmes. Un apaisement. Ce
matin fut un de ces moments là. Nous avons touché
l'ultime.
20 Septembre 2004
Ce matin, je me blottissais dans
mon duvet, profitant de ces quelques instants de répit avant que
la journée ne démarre. Le bateau se réveillait
doucement. Aujourd'hui, c'était la dernière
journée de tournage. Je sais que je ne reviendrai peut
être jamais ici… Chaque fois c'est pareil. On est content
de rentrer chez soi, mais les adieux sont déchirants.
Le programme d'aujourd'hui ? Un
truc très zen, au milieu de la forêt. Nous avons encore
pisté les ours. Nous les avons attendu pendant des heures, sans
faire de bruit. Grande futaie de cèdres, mousse, des centaines
de saumons qui remontent une petite rivière. De longs moments de
silence ou chacun s'enfuit dans ses pensées.
Seuls me tiraient de mes
rêveries les cris des oiseaux, qui faisaient comme une musique
étonnante. A un moment, il y a eu un rythme génial
produit par deux aigles, qui piaillaient en rythme avec deux grands
corbeaux. Ca résonnait dans la forêt, c'était
très beau. A d'autres moments, c'était des petits
événements qui se répondaient d'un
côté à l'autre. Je me suis régalé,
vraiment. Le tout en observant la mousse, les fougères, et le
reflet des branches dans la rivière.
Une femelle et son petit sont venus
au bord de l'eau pour attraper les saumons. J'ai eu de très
belles images de cette scène. Puis plusieurs jeunes oursons sont
venus faire la fête sur un tronc d'arbre, pendant que leur
mère allait chasser elle aussi le saumon. C'était
très mignon et touchant.
Mon voyage de retour va être
long et bizarre : demain l'hydravion pour Prince Ruppert, puis
Vancouver en soirée, et vol de nuit pour Montréal !!!
Ici une saison s'achève.
Jenn et Sarah quittent l'Oceanlight. Tom va redescendre seul le bateau
à Vancouver. Je repars vers la France. Quand nous reverrons nous
? Tom m'a dit au revoir comme un cow boy. Presque sans se retourner.
Juste un bon regard, au bon moment.
21 Septembre 2004
A l'aéroport de Vancouver,
au carrefour pour les vols internationaux, on s'embrasse. Jenn retient
une larme. Je n'en mène pas large…
=:-)