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La lumière de l'océan

Dans les terres sauvages des grizzlys.

Canada. Colombie britannique.
2004.

Depuis 14 ans, Tom, Jenn, et Sarah explorent les fjords sauvages de la Colombie Britannique. A bord d'un voilier de 20 mètres, ils quittent Vancouver au printemps, pour six mois de voyage vers le nord. Un décor somptueux mais fragile. Fjords, neiges éternelles des rocheuses canadiennes, sources d'eau chaude. Forêts primaires de cèdres géants, menacées par les géants de l'industrie du papier.

A l'approche du parc National de Kutzhamateen, nous sommes vraiment dans les terres sauvages des grizzlys. Tom les connaît bien. Avec un peu de chance, nous pourrons en approcher de très près…

Plus tard, en été, nous sommes chez les indiens Haïdas, dans l'archipel de la Reine Charlotte, à la frontière de l'Alaska. Un sanctuaire exceptionnel de la faune sauvage. Baleines, orques, éléphants de mer, un vrai festival.

Puis à l'automne, quand les froids polaires de l'arctique commencent à envahir les fjords, nous traquons l'ours blanc de Kermode, une espèce très rare (50 individus recensés !). Face à face miraculeux avec cet ours exceptionnel, qui vient s'engraisser de saumons avant l'hibernage.




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Canada. Colombie britannique.
2004.

Depuis 14 ans, Tom, Jenn, et Sarah explorent les fjords sauvages de la Colombie Britannique. A bord d'un voilier de 20 mètres, ils quittent Vancouver au printemps, pour six mois de voyage vers le nord. Un décor somptueux mais fragile. Fjords, neiges éternelles des rocheuses canadiennes, sources d'eau chaude. Forêts primaires de cèdres géants, menacées par les géants de l'industrie du papier.

A l'approche du parc National de Kutzhamateen, nous sommes vraiment dans les terres sauvages des grizzlys. Tom les connaît bien. Avec un peu de chance, nous pourrons en approcher de très près…

Plus tard, en été, nous sommes chez les indiens Haïdas, dans l'archipel de la Reine Charlotte, à la frontière de l'Alaska. Un sanctuaire exceptionnel de la faune sauvage. Baleines, orques, éléphants de mer, un vrai festival.

Puis à l'automne, quand les froids polaires de l'arctique commencent à envahir les fjords, nous traquons l'ours blanc de Kermode (l'ours esprit), une espèce très rare (50 individus recensés !). Face à face miraculeux avec cet ours exceptionnel, qui vient s'engraisser de saumons avant l'hibernage.

La petite famille vit sur l'Oceanlight, ce bateau de 20 mètres magnifique, et accueille à bord des clients, qui viennent en général là pour une semaine d'aventure.
Un des 10 spots mondiaux d'écotourisme, selon le classement 2004 du National Geographic…
Je veux bien le croire !



Premier voyage


Jeudi 29 Avril 2004

Le vol d'Air Canada survole une immense zone de montagnes aux sommets enneigés, qui s'étend jusqu'à l'infini. On ne peut comprendre et saisir réellement l'étendue de ces zones sauvages des Rocheuses qu'en les survolant en avion.
Nous sommes en approche de Vancouver. Il va me falloir faire le vide, sinon, tout va se bousculer dans ma tête. Hier, j'ai fait escale à Montréal, pour récupérer le matériel de tournage. Le soir, j'ai mangé dans un des meilleurs restaurants éthiopiens de Montréal, et ce repas m'a fait voyager dans ma tête.

J'arrive du Mexique et des Etats Unis, où j'ai tourné pendant deux semaines un film sur la "globésité", la globalisation de l'obésité… Super fun…

Vancouver. J'ai l'impression de bien connaître cette ville, c'est drôle. J'y ai passé plus d'une semaine l'an dernier, pourtant, c'est à peu près tout. Le nez collé au hublot, pour zapper d'un tournage à l'autre, pour mieux plonger dans ce nouvel univers, je regarde s'approcher les lumières de la ville.


Vendredi 30 Avril 2004

Jeanne et Marc arrivent de France.
J'ai l'avantage de ne pas souffrir du décalage horaire.


Samedi 1 Mai 2004

Bella bella - premières marques

Petit avion Vancouver > Bella Bella.
Je suis sur la gauche de l'appareil, à regarder défiler les chapelets d'îles sauvages de la côte pacifique de la Colombie Britannique, couvertes de forêts.

Au petit aéroport de Bella Bella, la tête encore encombrée de la décompression du voyage précédent, nous rencontrons Tom. Ce grand gaillard canadien, à la chemise à carreaux. Un pick up nous conduit au port, où nous rencontrons Jenn et Sarah.

Bien sûr, Tom, Jenn et Sarah arrivent de Vancouver, alors ils ont déjà pas mal de kilomètres dans les pattes. Mais nous, nous découvrons les fjords et les Rocheuses. Et aussi, d'abord, l'Océanlight, ce magnifique voilier de 20 mètres de long.

C'est l'heure du ravitaillement. Tom est venu chercher à l'avion du jour un nouveau moteur pour son zodiac, qu'il faut maintenant installer.


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Il nous faut prendre nos marques sur le bateau. La longue habitude des voyages fait que tout cela est très rapide. C'est d'ailleurs incroyable.
J'ai longuement préparé mon sac, en faisant attention de limiter le poids, et aussi pour des raisons d'encombrement. Prendre tout ce qu'il faut, mais juste ce qu'il faut. En quelques minutes, je suis installé. J'aime assez ces moments de calage dans un nouvel endroit. Trouver le bon endroit pour poser les bonnes affaires, la petite place pour le mug, qui va bien, et qui va devenir une petite habitude temporaire. Il y a une sorte de rituel dans l'appropriation de l'espace. Un peu comme quand on s'installe dans une chambre d'hôtel. Ca paraît con, mais ça compte.

Nous sommes partis.
Dès qu'on sort de Bella Bella, en remontant "l' Inside Passage" vers le Nord, c'est le côté sauvage de la Colombie Britannique qui saute aux yeux. Tout de suite à la sortie du port, on perd de vue très vite les quelques habitations, et le bateau s'enfile dans des fjords incroyables. Il y a la houle, venue du large, et les premiers grains. J'ai mis ma veste Goretex Expedition Mac (ma meilleure veste, celle avec les poches doublées de fourrure polaire à l'intérieur), et je suis à l'avant de "l'Oceanlight", qui remonte vers l'Alaska.
Il se remet à pleuvoir. C'est le printemps, et la côte pacifique de la Colombie Britannique est régulièrement arrosée par de longs grains.

Découverte en travelling des montagnes rocheuses, immenses forêts dont le sommet se perd dans les brumes. Si nous suivons cette histoire, c'est aussi parce que nous sommes dans un des endroits les plus sauvages de cette planète. Cette région du monde est extrêmement riche au niveau de la faune. La concentration d'habitants au kilomètres carrés est insignifiante. La faune marine est étonnante, et Tom connaît les habitudes des animaux.
Soudain Tom fait un signe : les premiers dauphins, à l'avant du bateau ! Ils jouent dans l'étrave du voilier, ils sautent de vague en vague. Sarah et Jenn sont montées sur le pont. J'en profite pour les filmer en train de regarder les dauphins. Au bout d'un petit quart d'heure, ils s'éloignent. De chaque côté du bateau, les forêts de cèdre rouge montent maintenant jusqu'aux glaciers des rocheuses, qu'on aperçoit de temps en temps, à la faveur d'une trouée.

Sur la carte marine, Tom me montre l'itinéraire, une longue remontée vers Prince Ruppert, en suivant l'Inside Passage, une route maritime mythique, qui commence à Seattle, et finit en Alaska. L'itinéraire emprunté lors des successives ruées vers l'or. Une route à l'abri des tempêtes du pacifique, qui circule le long des îles, empruntant des fjords immenses.

J'ai pris mes marques sur le bateau, et j'observe. Tom et Sarah, leur grande complicité. Jenn. Son physique de sportive. Dévouée, consciencieuse. Une force tranquille, femme de confiance, efficace. Une aide de tous les instants sur le bateau. Tom, et son allure de vieux loup de mer, un physique à la Clint Eastwood. Il a dû en voir des situations pas faciles. Depuis 14 ans, chaque année, la famille quitte Vancouver au printemps, et vit sur le bateau jusqu'en Octobre. Une formidable école de la nature pour Sarah… Une vie un peu marginale. Un projet de vie qui leur a permis de conserver la part de vie sauvage qui est en chacun de nous.


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18 heures. La météo annonce des creux de quatre mètres sur la côte.
Ce soir, nous sommes à l'ancre, bien protégés dans le petit recoin d'un fjord.
Allongé sur ma couchette, j'écoute la musique qui sort de l'iPod. Tom et Jenn m'ont attribué une grande couchette double, en hauteur. On ne tient pas debout, mais j'aime beaucoup ce petit coin sans porte, juste protégé par un rideau. Comme ça je peux avoir la caméra en permanence avec moi. Je peux dormir avec ma caméra. Cool. Toujours prêt… Un petit hublot me permet de monter directement sur le pont. Une option qui s'avèrera décisive pour la suite du voyage, pour me permettre d'anticiper sur les manoeuvres, les baleines, les orques, etc… Pour l'instant, le bateau est relativement calme. Tom a mis l'ancre dans un de ses mouillages favoris. Il connaît les moindres recoins du littoral.


Dimanche 2 Mai 2004

J'ai ouvert les yeux. Il doit être six heures du matin. Les autres dorment, assommés par le décalage horaire, et le voyage, très long depuis la France. Je ne fais pas le fier non plus, mais il y a parfois une sorte d'intuition qui permet de se réveiller juste quand il faut. Comme un sixième sens, qui vous fait prendre les bonnes décisions au bon moment. L'intuition. Je sens que ce matin, je dois sortir du lit, même si rien n'est vraiment prévu au programme pour l'instant.
Je me glisse en dehors du duvet, et jette un oeil par le hublot.
C'est l'aube, sur le pont. Les nuages se sont dissipés pendant la nuit. L'eau du fjord est totalement calme. Une lumière orangée, provenant de la diffraction du soleil du matin dans les nuages du levant, inonde le paysage. Il a fait froid. La rosée a déposé des milliers de petites perles sur l'accastillage du bateau, parfaitement silencieux pour l'instant. Des sortes de diamant qui miroitent dans la lumière. C'est absolument magnifique.
Vers l'Est, le ciel est un dégradé subtil de l'orange vers le bleu. Avec "mon chat sur l'épaule", je capte ces moments magiques et éphémères. Magiques car éphémères, lumières changeant à tout instant.

Tout le monde doit dormir… Non, Tom est levé ! Je crois que ce qui l'étonne, c'est que je sois déjà sur le pont à cette heure.
J'ai pris la caméra, donc, et commence à filmer. Mike, un des deux photographes invités par Tom dans ce voyage, sort lui aussi sur le pont, et saisit cet instant magique.

Je fais encore quelques plans, puis je sens qu'il faut que je m'arrête. D'abord j'ai assez d'images, ensuite je sens le regard de Tom posé sur moi. Je sens qu'il veut bouger le bateau. Une histoire de marée, et de courants dont il veut profiter pour remonter vers Prince Ruppert. Je jette de nouveau un petit coup d'oeil vers l'arrière. Il me regarde. Sans un mot, je baisse légèrement la caméra, et sans rien dire, il démarre le moteur. Nous commençons à lever l'ancre. A cet instant précis, je sens qu'on va beaucoup communiquer par le regard, seulement, avec Tom, qu'on va se comprendre, vraiment, et que cette complicité permettra de saisir des instants précieux.
Beaucoup de choses passent par les regards, et d'autres petits signes imperceptibles à ceux qui n'ont pas cette manière de lire le monde. Par exemple la manière de se poser dans un espace donné. De se placer dans un espace, une pièce. C'est le propre des marins, des montagnards, des indiens, des bergers, des nomades, de plein de gens qui ont l'habitude de se déplacer dans la nature. Parler est parfois inutile. Gardons notre énergie pour apprécier la beauté du monde. Il y a un temps pour tout.

Tom a remonté l'ancre, l'Oceanlight s'est mis en route. Dans le carré, tout l'équipage s'affaire maintenant, en profitant d'un énorme petit déjeuner préparé par Jenn. Aux premiers rayons du soleil, le paysage s'illumine. Il y a ces volutes de brouillard qui dégringolent le long des pentes, dévoilant par moments les falaises de granit vierges, et les neiges éternelles des Rocheuses.

La forêt des ours

Nous remontons au moteur, en croisant de temps à autre une barge qui transporte d'énormes quantité de troncs. Il s'agit des cèdres centenaires, arbres mythiques, vénérés par les indiens Haïdas. Par milliers, ils constituent la forêt des ours. Après avoir déforesté une bonne partie de l'île de Vancouver, les forestiers remontent vers le Nord, en s'attaquant aux forêts primaires, rares vestiges d'un écosystème aujourd'hui en danger. D'abord il faut fournir la demande en bois exotiques pour les menuiseries et mobilier de jardin des pays occidentaux. Ensuite, le bois sera utilisé pour en extraire la cellulose, très demandée pour les sopalins, et autres lingettes et couches culottes. A grand coups de tronçonneuses, on abat des milliers d'arbres. Il faut aller vite, entre deux saisons hivernales. Alors les entreprises pratiquent la coupe franche. Elles achètent des terrains. Tom n'est pas heureux de cette situation. Pendant ces dernières années, il a vu la situation se dégrader. La seule manière de lutter pour essayer de protéger ces forêts, c'est de faire passer ces terrains en réserve, ou en parcs nationaux, en territoires protégés. Convaincre les politiques.

La ruée vers l'or

Soudain, le régime du moteur chute. J'étais à babord. Je jette un coup d'oeil à l'avant. Nous semblons virer de bord. Oui, Tom guide le bateau dans une sorte de petite baie, découvrant un endroit absolument hors du temps.
D'abord, une immense cascade qui dégringole juste devant le bateau.
Puis, un village fantôme, construit sur pilotis, dont les premières maisons sont à moitié effondrées. Il y a une sorte de jetée, qui permet aux bateaux d'y faire escale. Un coup de zodiac, et nous débarquons. En fait, le village n'est pas totalement inhabité. Un chien aboie, puis s'approche. De la cheminée de la dernière maison, à la lisière de la forêt, sort une petite fumée. L'endroit est très humide.  Les bâtiments sont délabrés. D'immenses tas de bois pourri sont posés çà et là. Partout des traces d'intense activité.
Un énorme gaillard sort de sa cabane, flanqué d'un deuxième chien. Barbu, une casquette vissée sur la tête, avec une chemise à carreaux plein de sciure, c'est le prototype du bûcheron canadien. J'engage la conversation. C'est le locataire des lieux. Je pénètre dans son antre, sorte de fouillis où la tronçonneuse côtoie les ustensiles de cuisine. Après un temps d'arrêt, il est d'accord pour que je filme.

"- Faites juste attention, il y a des planchers qui s'effondrent ! Venez, je vais vous montrer la micro centrale"

Flanqué maintenant de ses deux chiens, il file à travers le petit morceau de prairie rempli de ferrailles et de planches. Nous approchons de la cascade, dont une partie a été déviée pour fournir de l'eau à une petite micro centrale, qui fuit de partout, mais continue quand même à fournir le courant nécessaire à l'habitant de ces lieux.
Ce village est un ancien comptoir de commerce de la ruée vers l'or, des temps glorieux de l'Inside Passage.
J'explore un grand bâtiment, qui était en fait un hôtel. Construction en bois de plusieurs étages, les chambres donnant sur le fjord. Tout est déglingué. Les plafonds s'effondrent, les vitres sont presque toutes cassées.
J'ai du mal à quitter les lieux. C'est un décor fantastique, avec ces toiles d'araignées, ses planches pourries envahies par la mousse. J'ai toujours aimé les endroits qui portent la trace d'une activité passée, ruines, anciens chemins, habitations abandonnées, etc…


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Cascades et fjords

Nous passons devant d'immenses cascades qui descendent des sommets.
Jenn en profite pour mettre un kayak de mer à l'eau, et nous faisons quelques images.

J'étais au calme sur ma couchette, quand Tom a crié, et coupé le moteur. Le bateau ralentit instantanément. Je bondis sur le pont, avec la caméra. Juste le temps de mettre en route, et je capte deux daims qui traversent le fjord à la nage ! Ils passent juste devant le voilier. Je me demande ce qu'ils font ainsi, à nager au milieu du fjord. Tom raconte qu'il en voit régulièrement par ici. C'est un lieu de passage entre deux îles, un des endroits les plus étroits du fjord. La traversée est particulièrement périlleuse pour ces cervidés. En effet, l'orque, prédateur redoutable, navigue dans ces eaux sombres.

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Kutzy Bay

Après plusieurs heures de navigation, Tom ralentit le moteur, nous rentrons dans une sorte de sanctuaire. Il s'agit en fait de l'embouchure de la Kutzy Bay. L'oceanlight navigue au ralenti entre deux forêts envahies par la brume. Sous des trombes d'eau, nous ancrons au pied d'une immense cascade. Jenn en profite pour installer le repas de midi, un buffet froid. Jenne est la maîtresse de "maison" en ce qui concerne les repas. Des repas exclusivement à base de nourriture bio, un vrai régal. Agrémentés d'extras maritimes (poissons, crabes).

Malgré la pluie, Tom décide de partir tout de même avec le zodiac pour aller à la recherche des ours. Les Grizzlys.
Mais avant tout, nous avons droit au "Bear brief". L'heure semble grave. Tom a mis sa grande salopette en goretex, nous sommes équipés. Dehors, il pleut des cordes, pour l'instant. J'ai protégé la caméra dans un sac étanche, que je vais embarquer sur le zodiac. Le "capitaine" Tom fait ses recommandations. Il dit que les grizzlys ont un pouvoir de détection des vibrations émises par les autres animaux (dont les hommes). Et donc leur réaction dépend de l'attitude que l'on adopte par rapport à eux. Il s'agit de leur montrer que nous ne sommes pas venus leur faire du mal. Nous le titillons sur l'attitude à adopter en cas d'urgence. Il montre alors la "Bear attitude" : jeter les bras en avant et en hauteur, en imitant le cri rauque et puissant du grizzly. "Wrrooohhaaaa !" Une démonstration instantanée me convainc du côté défensif du procédé ! Mais là encore, plus facile à faire qu'à pratiquer, comme d'habitude. Quoiqu'il en soit, Tom a pris son "Bear spray" - une bombe répulsive qu'il n'a jamais utilisé - mais qui l'accompagne en permanence.

Engoncés dans nos vestes, avec en plus nos gilets de sauvetage en cas de naufrage, nous quittons l'oceanlight. Sarah nous accompagne. Nous filons d'abord vers une grande cascade. La forêt primaire est pleine de mousse.
Tom veille à ce que nous restions groupés. Je comprendrai plus tard pourquoi. Les ours ont une faculté de se fondre dans la végétation qui est vraiment surprenante. On ne les voit réellement qu'au dernier moment.

Au pied de la cascade, les embruns partent en rafales, à l'horizontale. En protégeant au mieux la caméra, j'assure quelques beaux plans. Délicat d'engager le matériel dans ces conditions pourries, mais je me dis que cela pourrait être pire ensuite. Toujours ces choix délicats par rapport à la météo. Tremper la caméra veut dire faire rentrer de l'humidité dans les objectifs, et c'est ensuite un problème de condensation qu'on traîne jusqu'à la fin du tournage. J'ai deux optiques, mais quand même…

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Nous sommes repartis dans le zodiac. Maintenant Tom profite de la marée montante à son plus haut niveau pour remonter la rivière. Nous naviguons au ralenti, en remontant entre deux étendues d'herbe. Pas très loin de l'embouchure, nous mettons pied à terre. Tom réclame le silence, il n'a pas de mal à l'obtenir. Nous suivons chacun de ses gestes. Il marche devant, suivi par Sarah, à qui j'emboite le pas. Nous filons dans un petit sentier, le long d'une sorte de haie. Nous voici maintenant à l'entrée d'une immense prairie. Je fouille des yeux la lisère de la forêt. Pas la moindre trace d'un ours.

Nous restons groupés. Tom et Sarah sont appuyés contre les branches moussues d'un arbre, un peu en retrait.
J'ai installé le pied juste à la lisière du bosquet d'arbre, comme çà je peux les filmer, et filmer aussi les ours, s'ils se pointent. Longues minutes d'attente. En vain. Un petit moment d'éclaircie, et nous assurons une première interview en situation de Tom et des deux photographes.

Nous sommes repartis, car les ours ne se montrent pas.
Tom fait la moue, pensant qu'ils ont été effrayés par les chasseurs.
Nombreux sont les chasseurs de trophées, qui viennent tirer les grizzlys - pourtant protégés - pour en rapporter une tête.

Nous rentrons sous des trombes d'eau, à nouveau.
Retour à la tombée de la nuit.
Là, juste à l'embouchure du fleuve, un troupeau de lions de mer pointe les moustaches hors de l'eau, en nous regardant avec curiosité.

Tom part poser des cages à crabes, dans les hauts fonds du fjord.
Nous les relèverons demain matin.


Lundi 3 Mai 2004

Une journée de navigation. Tom a décidé de faire route vers le nord. Nous n'avons pas repéré la moindre trace récente de grizzly, alors d'un commun accord, nous avons décidé de monter directement aux abords du parc national de Khutzeymateen, à la frontière de l'Alaska. Là bas, Tom garantit à 100 % de les voir.


Mardi 4 Mai 2004

Prince Ruppert.
C'est pas mal aussi de se réveiller au mouillage dans un port. Celui de Prince Ruppert est tranquille.
Il est temps de faire le ravitaillement.
Dans dix jours, l'Oceanlight reçoit ses premiers clients, et il faut remplir les cales.
Tom et Jenn assurent l'approvisionnement au port.
Nous en profitons pour leur donner un coup de main, puis pour faire un viron dans Prince Rupert.
Achats complémentaires de bricoles pour la deuxième partie de ce premier voyage.

Mercredi 5 Mai 2004

Je suis en terrasse d'un petit restaurant comme on en trouve seulement en Amérique du Nord.
Matinée tranquille. Beau soleil dans le port. Le tchaï en terrasse du bar du coin, fait de bric et de broc (tables tourets, pots de fleurs dans des vieilles chaussures de ski).
Puis le chargement du bateau.
En quittant le port, on décide de faire des plans en travelling de l'oceanlight depuis le zodiac.
Puis nous raccrochons l'annexe, et partons à contre jour dans un archipel de petites îles.

Le loup sur la plage

Nous sommes repartis vers le nord, le long de la côte. La route maritime zigzague entre des ilôts.

Nous ancrons en fin d'après midi à "Pearl Harbour", petite anse bien protégée, à l'écart de la route maritime.
A l'horizon, l'imposante barrière des rocheuses, vues avec un peu de recul. En premier plan, les hauts fonds d'une sorte de crique protégée des vents.
Deux aller retour avec le zodiac, et nous voilà débarqués sur une plage de gros rochers. La lumière est magnifique. Le soleil descend sur l'horizon, et éclate d'un orange très dense. Les pluies des derniers jours ont lavé l'atmosphère, qui est d'une pureté indécente, presque irréelle. Nous tournons quelques belles images de Tom et Sarah, qui se promènent sur la plage de galets. Puis nous retournons au bateau.

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Il y a quelque chose d 'exceptionnellement calme à cet instant précis. Je suis sur le pont, en train de ranger le matériel de tournage, quand Tom prend ses jumelles et pointe le rivage. Instinctivement, j'ai déclenché le stand by de la caméra. Bien m'en a pris : un loup est en train de se promener sur la plage ! Il ne nous a pas vu, car nous sommes exactement dans les rayons du soleil. Sa démarche est régulière, il trottine sur la plage, et, silencieux, nous l'admirons. Sarah est venue se blottir dans les bras de son père, et a pris les jumelles pour mieux regarder le loup, qui marque maintenant un temps de pause.
J'ai installé l'objectif longue focale sur la caméra, et je peux maintenant faire une belle image du loup. Il a redressé sa tête. Il semble regarder dans notre direction.
C'est un moment extraordinaire.

Jeudi 6 Mai 2004


Il faut naviguer au Nord, puis bifurquer à l'Est. On s'approche encore un peu plus des montagnes. Le voilier glisse le long des forêts. Là haut, sur les sommets, il reste encore pas mal de neige. La météo semble au beau fixe.

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Premier ours !

Nous voici à l'ancre dans le fjord du Khutzeymateen. Juste à l'entrée du Parc National.
C'est ici que Tom vient depuis 14 ans observer les grizzlys.

Il y a une belle lumière ce soir.
Nous mangeons un énorme plat de crabe, récupéré l'autre jour à Kutzy Bay.
Nous sommes en train de manger quand Tom, qui a toujours un oeil qui traîne par les hublots nous alerte tout à coup, en prenant un air vraiment étonné : un ours ! Je pense qu'il s'agit d'une blague.
En fait non : sur le rivage, à quelques dizaines de mètres du bateau, il y en a un !
Nous sommes sortis tout doucement. Un grizzly se promène. Bien sûr il a vu le bateau, jette de temps en temps un coup d'oeil vers nous, mais n' a pas l'air inquiet outre mesure. Nous sommes dans un secteur particulièrement préservé de la côte pacifique du Canada, la nature est quand même vraiment protégée.
Ils sortent habituellement à cette heure ci, faire un dernier petit tour avant la nuit.

J'ai installé le trépied, et je peux maintenant assurer quelques gros plans. Le rivage est sombre, c'est super délicat au niveau lumière… Environ 15 minutes après l'ours disparaît finalement - en quelques pas - dans la forêt. Ce qui est vraiment étonnant, c'est le calme. Il ne se passe rien pendant des heures, et en quelques minutes un moment magique. Nous sommes super excités pour demain. Pendant le voyage au moteur depuis Prince Ruppert j'ai chargé les batteries chargées à bloc. Tout est prêt.


Vendred 7 Mai 2004

Le Khutzeymateen

La météo a changé pendant la nuit. Le plafond est bas aujourd'hui.
Après le petit déjeuner, Tom est remonté sur le pont avec ses jumelles. Nous sommes en observation. Il scrute le rivage, l'air.
Tout à coup, il donne le signal. Tom a repéré un ours, là bas, au loin. C'est au moins à un kilomètre, je ne sais pas comment il a pu voir ce minuscule point noir sur la petite bande d'herbe. Je me demande surtout comment il a pu le différencier d'un tronc d'arbre ou d'un rocher ! Se dépêcher lentement. En quelques instants je suis à poste dans le zodiac. Tout le monde veut venir. Tom décide d'embarquer toute l'équipe, mais nous ne débarquons qu'à quatre. J'emporte le trépied.

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En état de concentration extrême, nous nous approchons. L'ours en question, c'est une femelle d'environ 300 kilos. Déjà une belle bestiole ! Un pelage marron clair, d'énormes pattes avec des griffes démesurées. Un joli museau pointu qui vient humer régulièrement l'air frais et humide du petit matin, pour apprécier quelque danger. Impressionnant. J'ai déjà filmé des ours brun de près, par exemple en Louisianne, mais là çà n'a rien à voir. Le Grizzly c'est un autre gabarit.

Nous approchons tout doucement, en travelling avant. Tom jauge la situation. J'assure quelques plans. A cet instant, j'ai peur que la bestiole ne parte en trottinant dans la forêt, ce qui est fort possible. Alors j'assure au maximum de plans à l'épaule, depuis le zodiac. Pas facile… Les grizzlys sont très farouches, pas faciles de les apercevoir. Mais je vais me rendre compte de la qualité de l'approche de Tom avec cet animal. C'est vrai que cela fait 14 ans qu'il vient les observer dans ce secteur. C'est comme s'il dialoguait avec eux… Etrange…

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Tom décide maintenant que nous pouvons débarquer. Il observe les moindres mouvements de l'animal, la manière dont il réagit quand nous bougeons. L'ours est très observateur de nos moindres déplacements.

Au printemps les ours doivent se refaire une santé, ils ont perdu plusieurs kilos pendant l'hibernation, alors ils viennent brouter l'herbe fraîche sur le rivage, gratter quelques pierres sous lesquelles ils trouveront des petits animaux, des crustacés, de coquillages. Avec ses grosses pattes et ses longues griffes, une démarche lente mais puissante, il longe la lisière de la forêt, abri facile dans lequel il pourrait disparaître très vite.
Tom est venu poser le zodiac que la pointe caillouteuse d'une petite plage. Jeanne et le deuxième photographe restent à bord. Tom, Mike (le photographe), Marc (l'ingénieur du son) et moi débarquons. Tom est en tête, je le suis à quelques pas. Puis Marc, pas loin, et Mike un peu en retrait.

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La bestiole est superbe. Elle transpire une puissante impressionnante. Quand cette femelle grizzly tourne la tête en ouvrant une gueule béante, on voit ses énormes canines. En carnassier absolu, elle semble dominer la situation. Nous sommes maintenant tous les quatre - Tom, Marc, Mike et moi - côte à côte. Totalement immobiles. A environ vingt mètres de l'animal.

Le grizzly change d'un coup son attitude. Il a décidé de s'approcher de nous. Tout à coup, je sens le danger, et je me prends une énorme décharge d'adrénaline. Respirer. Amplement et doucement à la fois. Le ventre… La femelle continue à avancer. Voici Tom qui parle à l'ours maintenant ! D'une voix posée mais ferme, qui me claque dans les oreilles, parce que j'ai mis le retour du son un peu fort dans mon oreillette, pour être à fond dans l'histoire.

"- Je sais ce que tu veux faire… non… ce n'est pas bien… ne fais pas cela… tranquille !"

Vingt dieux… Dans l'herbe, là, juste devant, la femelle s'approche maintenant de nous. Doucement, mais l'air vraiment décidée. La truffe basse, comme un chien qui voudrait attaquer. Je la cadre en gros plan, pas fier du tout. Mais respirant calmement. Les ours, comme tous les grands prédateurs, sentent les vibrations des proies qui se sentent en danger. Donc, ne pas laisser transparaître la moindre inquiétude. Bon… Si tout bascule, si la femelle nous charge, il va falloir réagir vite. J'ai décidé de ne pas bouger. Au pire, au dernier moment, je prendrai la "bear attitude". Je fais totalement confiance à cette technique, depuis que j'ai vu Richard (Fitzpatrick) faire face à un grand requin, le repoussant alors que celui ci venait le bousculer du museau ! A partir du moment où un prédateur est bousculé dans ses certitudes, vous renversez le rapport de force. Basique, mais efficace.

En tous cas, pour l'instant, la femelle a stoppé sa progression. Elle pourrait nous foncer dessus en quelques secondes, nous mettant à terre d'un coup de patte. Elle relève maintenant la tête, et nous renifle ! C'est exactement à ce moment là qu'elle perçoit les "mauvaises" vibrations. J'expire à fond (c'est trop tard pour les hormones, mais bon…). J'espère que mes compagnons sont aussi zen que moi. Je fais confiance à Tom, mais à vrai dire je ne suis pas sûr des deux autres (!).
Les quelques secondes qui suivent durent une éternité.

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Puis la femelle tourne la tête, vient nous longer tous les quatre, et repart tranquillement vers la forêt. La voici maintenant qui s'arrête même, à une dizaine de mètres, et se couche dans l'herbe !! Tom n'en revient pas. Les ours font des sortes de "pauses flash". Ils dorment pendant quelques minutes, le nez face au danger. La femelle nous tourne maintenant le dos, couchée par terre, le nez en alerte, face à la forêt. C'est de là que peut venir le danger. Le fait qu'elle ait décidé de nous tourner le dos est un signe de confiance absolue. Absolument incroyable !!

Nous avons suffisamment d'images incroyables. Tom me fait un petit signe. J'acquiesce. Nous avons rejoint Jeanne et le deuxième photographe, restés au zodiac. Nous retournons radieux à l'océanlight, dans des bouffées d'adrénaline incontrôlées. Jenn et Sarah nous accueillent avec joie.

Un bon repas, suivi d'une sieste réparatrice dans ma couchette. Quel bonheur !
Le temps change. Je passe la fin d'après midi sur le pont, à regarder les reflets du soleil couchant sur le fjord. Les silhouettes des grands cèdres se découpent le long des arêtes. Vers l'Est, les sommets enneigés s'illuminent de cette lumière orangée fantastique.
Une journée magique !


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Samedi 8 Mai 2004

Kayak de mer

Le fjord est lisse comme un miroir. Ce matin, nous sommes partis avec Marc en kayak de mer, enregistrer des sons seuls, des ambiances. L'air est totalement calme. Les neiges éternelles des rocheuses se reflètent dans le miroir parfait du fjord du Khutzeymateen. Marc et moi avançons sur l'eau lisse, en longeant la côte. La consigne de Tom, bien sûr, est de ne pas accoster. Pas de soucis, on va respecter la consigne ! Le face à face d'hier a fini de calmer, s'il en était besoin, nos ardeurs aventurières. L'idée est plutôt de s'approcher de petits ruisseaux qui viennent se jeter dans le fjord, puis plus loin d'aller capter quelques sons d'oiseaux.

Retour à l'Oceanlight, où nous dévorons un petit déjeuner copieux.

Brutus

Plus tard dans la matinée, Tom nous a de nouveau fait signe, on a tous sauté dans le zodiac. A plus de 2 kilomètres, aux jumelles, il a repéré ce minuscule point noir qui bouge sur l'étroite bande d'herbe découverte à marée basse. C'est la femelle, que nous avons filmé hier et avant hier.  Petit à petit, elle s'est habituée à nous. Aujourd'hui, nous allons pouvoir nous approcher encore un peu plus.

Nous avons tellement d'images que Tom décide de ne pas débarquer dans un premier temps. J'ai besoin de plans en travelling si possible. Ca tombe bien. Marc a installé un micro cravate HF sur Tom, qui me donne des indications en chuchotant.

La lumière du matin est très contrastée, et donne des images denses à souhait. Je me régale. Je suis en gros plan sur la femelle en train de brouter un brin d'herbe quand tout à coup celle ci relève la tête.
"- A droite ! Roland à droite !"


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Tom vient d'apercevoir un deuxième ours. Mais cette fois ci, ce n'est plus la même histoire…! Cet ours, c'est Brutus. Un mâle de 500 kilos…! Cette fois ci ce n'est plus la même histoire… Il a de la bave qui lui sort de la gueule, il progresse le long du rivage. Brutus, Tom le connaît. Il l'aperçoit une fois par an en général, mais plutôt de loin. Nous avons la chance extraordinaire de le croiser, là, tout près de nous.

En période de printemps, les mâles cherchent les femelles. A tout prix. On a même vu des ours mâles tuer les petits oursons pour attraper la femelle. Leur stratégie est donc de remonter les fjords, depuis leur embouchure jusqu'à la rivière. Ils ratissent les plages où viennent brouter les femelles.

Nous assurons des plans en travellings. J'ai quelques très belles images. Avec des entrées de champ de l'animal derrière des souches. L'ours progresse sans hésitation, semble t il sans nous calculer. Je dis à Tom de prendre un peu d'avance. Nous perdons de vue l'ours, mais Tom sait que nous allons le retrouver. Tom cherche un lieu propice.

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Tom est venu caler le zodiac le nez contre une grosse dalle de rocher en pente, qui oblige l'ours à passer juste à côté du bateau. Tom a gardé le moteur au ralenti. Interminables minutes. Je cadre au grand angle le fjord. J'ai un pied à l'intérieur du bateau, et un pied en appui sur la dalle de granit inclinée qui file jusque dans l'eau.
Si Tom fait une manoeuvre d'urgence, je pourrai toujours me jeter dans le zodiac. Mais Tom ne fait pas marche arrière ! Brutus s'approche. Je tourne légèrement la tête vers Tom, comme pour le questionner, il a compris, et me réponds dans le micro cravate, en chuchotant :
"- It's ok, it's ok…You can stay there…"
Alors je décide de continuer mon plan. De "panoter" sur l'ours, qui passe maintenant juste devant moi ! Au grand angle, il rentre à peine dans l'image, tellement il est près de moi. Je vois sa bave au coin de sa gueule, ses grosses pattes mouillées. Brutus passe à trois mètres de moi ! Je continue la panoramique vers l'amont du fjord, en rattrapant le changement de diaphragme à cause du contre jour, et en faisant le suivi de point au fur et à mesure que Brutus s'éloigne. Le tout en faisant mon transfert de poids, car je commence à être carrément en torsion. Je finis mon panoramique à 300° sur Tom et Sarah, à l'arrière du zodiac, émerveillés par la scène. Un plan séquence extraordinaire, au grand angle.

Nous venons de suivre Brutus en travelling pendant 45 minutes. Le pur délire ! Un moment extrêmement privilégié.

Brutus est parti. La femelle, elle - Tom le sait - n'est pourtant pas très loin. Une demi heure plus tard, la voici qui ressort un peu plus en aval. Nous la surveillons en gardant nos distances. Elle descend vers l'aval. La voici qui disparaît derrière un gros tronc. Tom fait quelques manoeuvres : en fait elle fait une nouvelle sieste ! Sur un tronc d'arbre incliné sur la pente.
Tom me débarque. Je monte dans la forêt sur quelques mètres. Tom est resté à côté du bateau, je ne sais pas pourquoi. Je le regarde régulièrement, qui me fait des petits signes pour me dire si je peux aller plus loin ou non. Maintenant je ne suis plus qu'à quelques mètres de la femelle. Je la vois bien, ses pattes tombant du tronc d'arbre. A un certain moment je m'arrête, pensant que je suis arrivé à la distance minimum de sécurité. Tom me le confirme d'un signe clair de la main.

Impossible de charrier et d'installer le trépied au milieu de toutes ces branches moussues, et troncs d'arbres couchés au sol. Caméra à l'épaule, j'arrive à cadrer l'ours dans ce moment de repos. Une sorte d'intimité avec l'animal. Situation délicate, car au milieu de cet amas de branches, toute fuite rapide est impossible.


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Nous sommes revenus hilares à l'Oceanlight, émerveillés par ces rencontres vraiment hors du commun.
Je sais que nous avons dans les cassettes des images exceptionnelles. D'ores et déjà cette partie du voyage est assurée, même au delà de nos espérances. Je ne pensais pas que nous arrivions à avoir ce type de plans. Tom est vraiment impressionné par la chance que nous avons : il me dit que depuis qu'il vient ici, il n'a jamais approché de si près un grand grizzly !!


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L'après midi, Tom pousse jusqu'à l'entrée du Parc, pour dire bonjour aux rangers. J'ai - bien sûr - toujours la caméra avec moi, mais nous avons tellement des images extraordinaires que je n'espère pas en rapporter de meilleures. D'ailleurs c'est le calme plat.



Dimanche 9 Mai 2004

Le départ

Au milieu du silence matinal, il y a eu tout à coup de bruit incongru de moteur.
Un ronronnement caractéristique, dans cette vallée perdue. Après un tour d'approche, qui nous laisse deviner les têtes émerveillées des passagers au travers des hublots, l'hydravion vient se poser juste à côté du bateau, apportant le ravitaillement, et les clients que Tom et Jenn recoivent. Ils vont passer dix jours ici, à observer les ours.
Quant à nous, il est temps de partir. Tous les sacs sont prêts, il ne rester plus qu'à les transvaser sur le zodiac, puis dans le petit hydravion.

Juste après le décollage, le pilote fait un tour du voilier, qui me permet d'assurer quelques images aériennes du bateau tout seul au milieu du fjord. Images qui apportent tout à coup la dimension de l'environnement, la grandeur du paysage.

Cap au Sud, nous survolons les rocheuses pendant une petite demie heure avant de nous poser à Prince Ruppert.
J'ai tout à coup l'impression que nous débarquons d'un autre monde.



Deuxième voyage

Prince Charlotte Islands

Nous sommes au milieu de l'été. L'Oceanlight a traversé depuis Prince Ruppert. Nous retrouvons la famille - Tom, Jenn et Sarah - dans le port de Sandspit. L'archipel des îles de la princesse Charlotte, c'est le territoire des indiens Haïdas Cela fait des années que je voulais venir ici ! Ce voyage sur "Oceanlight" est une occasion inespérée d'explorer les territoires sauvages de cette partie de la planète.
Tout de suite, en roulant jusqu'à la petite maison en bois des amis de Tom, il y a ces aigles pêcheurs perchés sur les immenses sapins.
Toute la partie sud de l'archipel est un parc national, à l'accès très réglementé. Des autorisations spéciales sont accordées au compte goutte. Nous avons l'autorisation exceptionnelle de descendre dans la partie la plus protégée du Parc National de Gwaii Haanas. Ici, il n'y a pas de grizzlys ici, donc pas de danger. Mais la faune est exceptionnelle. Tant du point de vue de la faune terrestre que de la faune maritime. C'est aussi ce que nous sommes venus filmer dans ce deuxième voyage, plus des séquences de quotidien à bord du bateau, l'idée du film étant de faire le portrait de la famille.

Nous descendons vers le sud, le long de la côte, et parfois en empruntant des passages, entre les îles. La météo est presque parfaite, les forêts sont somptueuses. Nous sommes au coeur d'une des régions les plus poissonneuses de la côte Pacifique du continent Nord Américain. Ici on trouve une des plus grosses densités de saumon au monde.


Les lions de mer

Cap au Sud.
Un peu de mer à distance de la côte, puis cap à tribord, pour s'approcher d'une petite île rocheuse. Première surprise : je les ai entendus avant de les voir. Et aussi cette odeur insupportable : des lions de mer ! Ils sont une petite centaine, sur cet îlot. Magnifique spectacle. Un immense mâle fait sa démonstration de force. Le problème avec les lions de mer, c'est l'haleine terrible qu'ils dégagent… Pas possible de mettre le zodiac à l'eau, çà les ferait partir. J'assure le maximum de plans depuis le voilier.


Les baleines !!

Nous sommes repartis. Tout l'équipage est écroulé dans les couchettes. Je me suis refais encore un mug de ce café "américain" dont on peut boire des litres sans être énervé. Tom navigue un peu plus loin de la côte que d'habitude. Il regarde souvent à babord, vers le large. Je suis à côté de lui, sur l'autre siège. Je sens qu'il va se passer quelque chose. La caméra est en bas, prête à tourner. Tom scrute encore une fois l'horizon. Le voici maintenant qui réduit le régime.

"- Look at them !"

Des baleines ! Un petit groupe, à quelques centaines de mètres. Je saute dans la cabine pour récupérer la caméra. Nous nous sommes rapprochés d'un premier groupe de baleines. Des Baleines à bosses énormes. Elles remontent à la surface, soufflent un coup, font le gros dos deux ou trois fois, puis plongent à nouveau. C'est à ce moment là où on peut voir leur queue magnifique sortir de l'eau.

Il s'agit d'absorber au maximum les mouvements du voilier pour avoir une image la plus stable possible, la plus fluide. Instinctivement, je me suis mis à l'endroit où le voilier est le plus stable. Au point central. On sent ici très bien à la fois les changements de cap du voilier, et son amplitude de ses mouvements dans la houle. Les baskets bien à plat sur le pont, genoux semi fléchis, souples, pouvant absorber les mouvements du bateau, je me régale de

Le plus difficile, c'est d'anticiper le moment où elles vont sortir de l'eau. Pas facile. On ne les voit apparaître qu'au dernier moment dans les vagues.

Voici maintenant un autre groupe de baleines, de l'autre côté du bateau. Tom a mis la barre pour se rapprocher au maximum. Il fait attention de ne pas rester trop longtemps. De toute façon, les baleines s'amusent à passer sous le bateau, c'est hyper impressionnant. La mer est calme, les conditions sont propices. Je film comme un malade. Il y en a maintenant de partout. Tom coupe le moteur, on les entend souffler par l'évent, quand elles sortent de l'eau. Un vrai festival ! Tom en compte presque une centaine, c'est incroyable !!

Là bas, un peu loin, mais sur fond de montagne, deux baleines s'amusent maintenant à sortir de l'eau au maximum, et à se laisser retomber sur leurs nageoires. Cà fait un grand bruit quand ces masses impressionnantes retombent dans les vagues. C'est la saison des amours, alors elles font cela pour impressionner leurs partenaires. A fond de focale, en absorbant au maximum les mouvements que la houle donne au bateau, je capte ce ballet magique.

Petit à petit, les baleines s'éloignent, elles filent doucement vers le nord. Le spectacle a duré plus d'une heure. Incroyable. J'ai tourné 45 minutes de rusches ! Un pur délire. Nous sommes tous dans un état d'excitation et d'émerveillement quand nous rejoignons le carré.

Nous rejoignons l'archipel, et nous naviguons maintenant dans un chenal entre deux îles. Voici que Tom me fait à nouveau un signe, je crois que c'est une blague, mais non : voici d'autres mammifères marins : des orques… Décidément c'est la journée ! Un orque femelle et un jeune, avec leurs longs ailerons, qui nagent tous les deux côte à côte, à quelques encablures de l'Oceanlight. Absolument magnifique.

Quand le jour tire à sa fin, à l'ancre dans une petite baie, nous partons avec le zodiac explorer un bout de forêt. Chevreuils qui gambadent. Cabane abandonnée. Dans les années 70, pas mal d'alternatifs en mal d'aventure ont tenté leur chance dans ces coins perdus mais magnifiques de l'archipel de la Princesse Charlotte.
Immenses lichens, pierres couvertes de mousse, bois flotté échoué sur les plages de galets. C'est marée basse, on passe un long moment à gratter les cailloux. J'ai mis le pied sur un rocher, et me régale à filmer les derniers rayons du soleil qui viennent brûler d'orange le sommet des arbres. Dernier coup de parade avant le combat perdu d'avance contre l'obscurité.

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Sources d'eau chaude


Nous avons navigué une bonne partie de la matinée vers le sud. Puis jeté l'ancre à l'abri du vent, sur la côte sud d'une petite île. Maintenant nous traversons une immense forêt. Les grands cèdres ont une circonférence impressionnante. En nous y mettant à six - nous tenant par la main - nous sommes loin d'en faire le tour. Un beau sentier qui serpente entre les immenses troncs permet de traverser l'île.

Sur la côte sud, il y a cette maison en bois des indiens Haïdas. Tom et Jenn les connaissent bien. Nous sommes invités à l'intérieur. Ils sont une petite famille à vivre ici. La femme la plus âgée est en train de tricoter un pullover en grosse laine, avec un motif typique des Haïdas. Elle est contente de revoir Sarah. Chaque année, quand l'Oceanlight passe ici, Tom tient à entretenir le contact avec les indiens. Ce sont eux les gardiens de ce territoire.

Encore un petit sentier, qui se faufile entre les bosquets, puis qui file le long de bancs rocheux, et nous voici aux sources d'eau chaude ! Une sorte de grand jacuzzi. Une vraie baignoire naturelle entre les rochers. Epatant. Douceur extrême. On reste une bonne heure. C'est aussi un moyen de se laver.

Nous sommes repartis dans la forêt, et arrivons maintenant à une belle cabane en bois massif. A l'intérieur, trois indiens Haïdas, aux visages burinés par le soleil, reconnaissent Tom, et font signe de bonjour sans empressement. Pas d'effusion excessive, mais on sent que tout le monde se respecte. Tom tient aussi à nous les faire rencontrer. De sa bonne "attitude" en territoire du Parc National dépendra l'autorisation à revenir les années suivantes. Alors je le vois soigner son affaire. Tom prend des nouvelles de l'hiver qui vient de passer, du mouvement des gardes au sein de la structure du Parc National, des animaux que ceux ci ont rencontré ces dernières semaines. Il raconte l'épisode des baleines. Ils sont côte à côte, se parlent en regardant l'horizon de la forêt.
On dirait une scène de film.


Cap St James


A l'extrême sud de l'archipel, bien protégées dans un petit passage, quelques maisons ont été construites entre les arbres, dans une petite clairière. Ancienne escale sur la route du nord. Vivent ici quelques personnes. Un musicien d'origine allemande, et sa fille qui vient le voir de temps en temps. Mary, qui gère sa maison en bois, sorte de cabane améliorée.
Dans les années 60, les alternatifs ont mis le cap au nord. Certaines communautés se sont installées sur l'île de Vancouver, d'autres sont montées plus au nord encore. Quelques rares téméraires sont venus s'installer dans cet archipel, voulant renouer avec une certaine "authenticité" de vie. Il reste de cette époque quelques vestiges. Cette après midi, nous avons exploré un petit fjord avec l'annexe. Une ancienne maison en bois finit de se transformer en paysage. Paysage de mousse, d'immenses arbres. En arrivant, nous sommes allés voir le jardin de Mary, où elle fait pousser ses légumes. Et puis, à côté de sa maison, il y a un dôme, à moitié délabré, mais encore utilisé parfois. une sorte de petit refuge pour s'isoler dans les arbres.

Mary a préparé un beau repas, que nous partageons dehors, sur une grande table en bois. Au menu ? Les crabes que Jenn et Mary ont fini de faire cuire sur le gros poële à bois de la cabane. Après le repas, nous rentrons boire une tisane à l'intérieur. Le voisin allemand a pris la guitare, et Mary l'accompagne au chant. On se croirait dans les années 70… Nous retournons de nuit dormir au bateau. Zodiac qui clapote au ralenti sous les étoiles.


Le sanctuaire du peuple premier

Nous avons levé l'ancre pour la côte Pacifique de l'archipel.
La mer est calme. Les rouleaux sont au plus bas.
Il est très tôt. Tom a mis le zodiac à l'eau. Nous glissons au ralenti le long de la côte. Je sais qu'il prépare un coup. Une découverte. Il veut faire une surprise. Nous avons nos codes. Je sais quand il me regarde. Il sait comme je suis attentif, quand je suis prêt à tourner. Parfois, de l'autre bout du bateau, on se regarde, et je sais qu'il faut que je me tienne prêt. Dans son visage impassible, je décèle pourtant une sorte de magie. Tom amorce un virage, j'ajuste ma caméra sur l'épaule. Parfaitement équilibrée. Start ! Nous avançons en travelling dans une sorte de petite crique protégée. Au fond une plage de cailloux, et cette rangée imposante de totems haïdas ! Le sanctuaire du peuple premier. Ici, les indiens ont établi une sorte de sanctuaire totémique. Une trentaine de totems magnifiques sont plantés sur le grève, entre les arbres, face au soleil levant. Aux premiers rayons, ils prennent tout leur éclat, leur expression.

Les Haïdas sont un peuple insulaire. Ce sont vraiment des marins. On trouve d'ailleurs des souches Haïdas à Hawaï et au Japon. Les Haïdas ont traditionnellement développé un art très pointu et spécifique, toujours lié au bestiaire symbolique. Avec un fort lien avec la nature qui les entoure, mieux : dont ils font partie. Deux clans principaux - celui de l'aigle et du corbeau - qui divise le peuple Haïda, avec de nombreuses ramifications (clan de l'orque, du loup, de l'ours, etc…).

Aujourd'hui les Haidas cherchent leur autonomie par rapport à leur territoire. Ils s'inscrivent en cela dans le grand mouvement de prise de conscience de la nation indienne. Une partie de la communauté veut retrouver ses racines. En 1998, en guise de commémoration, une petite équipe est partie en pirogue traditionnelle jusqu'en Alaska, une forme de voyage initiatique. Aujourd'hui les Haïdas sont des artistes, qui surfent sur la mode de l'indianité en fabricant et en exportant des représentations de la tradition culturelle : totems, masques, etc… Il reste pourtant ce mode de vie très fort sur l'île, malgré le choc avec la culture occidentale moderne (casquettes Nike, énormes 4X4, bateaux surdimensionnés). Ils continuent de tailler des pirogues traditionnelles, à faire de la sculpture sur pierre (nombreux sont ceux qui conservent en permanence un petit stylet en poche, pour pouvoir graver à tout moment), à peindre, à chanter, à jouer de la musique (avec des instruments spécifiques).


Survol en hydravion

Profitant d'un ravitaillement du village, Jeanne a calé un hydravion pour assurer des prises de vue aériennes.
L'hydravion s'est posé comme une fleur à la surface de l'eau. Un énorme gaillard tatoué - genre à qui on ne la fait pas - descend sur le flotteur. C'est le pilote.

Dans le vacarme de l'engin qui vient de décoller, j'essaie d'expliquer au pilote les images dont nous avons besoin. Pas toujours facile de dialoguer avec les pilotes. Il faut aussi qu'ils aient le sens de l'image, pour venir placer leur avion à l'endroit où il faut. Celui ci ne se débrouille pas si mal. La porte est coulissante, ce qui me permet d'ouvrir pour filmer. Je suis sécurisé par mon baudrier, comme d'habitude.

Nous tournons au dessus du Cap St James, à l'extrémité sud de l'archipel. Entre temps, le voilier a remis le cap vers le pacifique.
Il nous faut des images aériennes, pour saisir l'immensité des paysages, et mettre une échelle à ces images de montagnes et de mers.

Il y a pas mal de vent, mais j'arrive à me caler contre la porte. Tom a mis toutes voiles dehors. L'Oceanlight met maintenant cap au nord, en longeant une île sur laquelle les grands arbres se découpent sur l'eau. Du ciel on voit l'immensité du territoire du Parc Nationale. Les îles s'égrennent jusqu'à l'horizon vers le nord.


Kayak de mer

L'hydravion nous a reposé pas loin du bateau.

Dans l'après midi, on est parti en zodiac essayer d'approcher les phoques. J'ai mis la caméra dans le splashbag, et réussit à accrocher quelques plans sous marins des bestioles qui nagent dans les courants. Les enfants jouent avec les algues. Des sortes de grands laminaires. On s'amuse à se laisser porter par les vagues de la marée montante, et qui ballotent le zodiac entre les rochers.

Retour à l'Oceanlight pour le goûter.

C'est le soir. Nous avons fini de tourner. Nous profitons, Marc et moi, pour aller faire un petit tour de kayak de mer, dans le chenal naturel qui sépare les îles de la pointe sud de l'archipel. Nous avons débarqué dans une crique, où nous explorons les recoins des rochers, dans lesquels sont encastrés d'énormes pièces de bois flotté, blanchies par leur séjour prolongé dans l'eau de mer. J'en rapporterais bien un stock ! Ils sont si beaux, portant les marques de toute la puissance des tempêtes, ils signent le le passage du temps.

Nous avons remis les kayaks à l'eau, et pagayons au milieu des rochers qui affleurent la surface lisse du chenal.
Un phoque nous suit à distance, curieux. de temps en temps il monte sur un rocher , devant nous, puis plonge à nouveau quand nous nous approchons. C'est vraiment étonnant d'approcher si près des animaux. Quel privilège ! Jusqu'à la tombée de la nuit, nous pagayons en silence. Retour presque à la nuit à l'Oceanlight, où le reste de l'équipage nous attend. Tom commençait à se demander ce que nous faisions…

Demain nous remontons vers le Nord.


Le plus beau cadeau

1 Juillet.
C'est mon anniversaire aujourd'hui. Nous avons commencé notre remontée vers Sandspit. Avant même de déjeuner, je suis parti en zodiac avec Tom, profitant de la mer, étale à cette heure. Il est six heures et demie du matin. Il a fallu enfiler à nouveau la combinaison néoprène. Plongée du matin. J'ai installé la caméra dans le sac étanche. Ce fameux "Splashbag" qui permet d'immerger la Bétacam Numérique jusqu'à un mètre de profondeur…

En traversant entre deux énormes blocs de rochers, j'aperçois une méduse géante. Je plonge la caméra. Extraordinaire image de cette méduse, qui navigue juste sous la surface. Tom l'a tout de suite repéré, il a coupé le moteur pour ne pas l'effrayer. Nous glissons avec l'eau qui commence à remonter avec la marée. Je me suis accroché au zodiac d'une main, de l'autre je guide le splashbag. Tom ajuste la trajectoire avec quelques habiles coups de pagaïe. Je me régale de cette image. Difficile de couper la caméra, parce que je me régale de ces mouvements incessants de sa robe, de la manière dont elle bouge sous l'eau. Nous glissons ensemble dans le même courant, provoqué par la marée qui monte, et qui nous entraîne dans un mouvement synchrone, dans un long travelling au dessus des algues et des oursins.
Quel cadeau !

Retour au bateau.
Petit déjeuner.

Navigation vers le Nord, jusqu'à un passage crucial du chenal, qu'on ne peut franchir qu'à marée haute.
En zodiac, nous partons en équipe explorer le secteur. Aigles pêcheurs. Chevreuils, faons. Belle lumière dans la prairie.
Ce soir, le voilier est à l'ancre. Nous sommes les premiers. Deux autres bateaux viennent nous rejoindre. Demain matin, tout le monde va passer ces hauts fonds qui sont devant nous, en profitant de la marée à sa plus grande hauteur.


2 Juillet

L'Oceanlight a démarré très tôt. J'étais réveillé, mais pas encore levé. Le temps est gris. Rien ne presse aujourd'hui, sauf le rendez vous avec la mer. Juste au moment de la marée haute, le voilier peut franchir le passage. Tom navigue au ralenti.

Pas facile de se mettre dans l'eau glacée car il fait gris aujourd'hui ! Je plonge pour profiter du moment où les mouvements d'eau provoquent des mouvements de faune. Et de ces algues, qui semblent une longue chevelure flottant dans un autre univers, au ralenti. Il y a plein d'oursins, et quelques bancs de poissons. Mais la visibilité n'est pas très bonne. Je rentre glacé au voilier. Il me faudra une bonne heure pour me réchauffer.

Nous remontons maintenant vers Sandspit. J'ai passé toute la matinée dans le cockpit, avec mon mug de café calé au même endroit. La matinée à regarder les jeux de lumière au large, sur la surface de l'eau. Tom est à babord, impassible et silencieux. La forêt défile. Le temps surfe sur les vagues, et mon esprit s'abandonne.

Dernier secteur sauvage avant d'approcher du petit phare qui ouvre l'entrée de la baie de Sandspit. Drôle de sensation, une fois de plus, de savoir qu'on ne reviendra peut être - sûrement ! - jamais dans ce coin du monde dans lequel on a vécu des choses tellement fortes.

Le soir, à l'ancre dans la baie de Sandspit, nous débarquons pour rejoindre les lits en dur des petites cabanes, chez les amis de Tom et Jenn. Etalement du matériel. Lavage. Séchage. Pré-conditionnement pour le retour.


3 Juillet


Journée de break avant l'avion. C'est rare quand on a une journée de break avant l'avion. Cà nous ferait presque culpabiliser. Un vrai break. Une fois n'est pas coutume : après avoir filmé quelques aigles pêcheurs au petit matin, j'ai laissé la caméra dans la chambre. Nous prenons un taxi vers Sandspit. Magasin pour touristes. Petit café un peu déglingue. Et puis cette vieille librairie, tenue par une passionnée du secteur. J'y dégote un vieux livre : "Sacred Circle", qui est une étude sur la symbolique du cercle dans les sociétés indiennes d'Amérique du Nord.
Il y a aussi plein de vieilles cartes hors de prix…

Même si ma fille me manque, je resterais bien une semaine ici. Difficile de terminer un voyage. Pas si facile de rentrer. Il y a chaque fois ce paradoxe : cette envie de rester, et aussi ce désir de rentrer, en rapportant un petit bout de ce pays qui vous habite à jamais. Moments difficiles à décrire, quand le sentiment océanique vous envahit, à la fin d'un véritable voyage pathologique. Les images m'aident aussi à cela. A me construire. Dans cette vaine et insatiable quête d'un désir d'ailleurs.



Troisième voyage



14 Septembre 2004

C'est déjà l'automne ici. Les froids polaires de l'arctique commencent à envahir les fjords. Je suis reparti une troisième fois en Colombie Britannique pour rejoindre l'équipage de l' Oceanlight. Nous partons traquer l'ours esprit, le "Spirit Bear". C'est l'ours blanc de Kermode, une espèce très rare. 50 individus de cette espèce en voie de disparition ont été recencés ! Ils vivent exclusivement sur une petite île, au sud de Prince Ruppert. Cet ours est très peu connu. Il est très difficile de l'apercevoir. Avant l'hibernage, il vient s'engraisser de saumons sauvages, venus frayer à l'embouchure des rivières. Une infime chance de le côtoyer.


Le matin du monde

15 Septembre 2004

Ce matin, je suis sorti tôt sur le pont. Tom, le capitaine, mange un bol de corn flakes à l'avant. Nous naviguons déjà. J'ai pris la caméra, et me suis mis à filmer. Je fais un plan serré d'une petite presqu'ile avec le fjord lisse comme un miroir. Tout à coup, une baleine sort de l'eau, en faisant sa gerbe d'eau, et ce son si caractéristique. Puis une deuxième, et une troisième ! C'est magnifique... Nous avons droit à un ballet étonnant, dans la lumière du matin. Des bancs de brume s'effilochent sur les grandes forêts de sapin. Il y a une sensation de force absolue et immense, un truc comme le matin du monde, que je ne sais pas comment décrire.

Puis, nous partons planquer les ours blancs de la forêt. Les ours de Kermode. Un ours très rare - il en reste 50 exemplaires sur terre, vivant uniquement sur cette île. Il s'agit d'une espèce d'ours particulière, qui n'a rien à voir avec l'ours polaire, mais qui a pourtant une magnifique fourrure blanche.

D'un coup de zodiac, Tom nous débarque sur le rivage. Jenn est restée à bord de l'Oceanlight pour préparer à manger pour le soir. Nous avons de quoi passer la journée à terre en observation. Tout le monde se prépare pour une longue planque. Qui a durer peut être plusieurs jours. L'ours de Kermode est extrêmement difficile à apercevoir. L'affaire n'est pas gagnée d'avance… Nous avançons en groupe, silencieux, sur le sentier, dans la forêt. Je filme Tom et Sarah qui montent dans les feuilles mortes. Nous arrivons au bord d'une petite rivière. L'équipe s'installe silencieusement.


Rencontre avec l'ours brun

Je suis retourné au bateau pour chercher le pied avec l'ingénieur du son canadien avec qui je travaille pendant ce troisième voyage. Je remonte d'un pas rapide le sentier. Je suis seul, j'ai pris un peu d'avance.
Concentré dans mes pensées sur la manière dont peut se passer la matinée, je suis en même temps attentif à ce qui se passe dans cette forêt. C'est à dire pas grand chose… Si ! Tout à coup, je sens comme une présence. Je viens de dépasser de quelques mètres une sorte de trouée dans la futaie. Je m'arrête, me retourne et tourne la tête vers la droite, sans vraiment réfléchir. Une sorte d'instinct. Il me regarde. Un énorme ours brun mâle est assis sur ses pattes arrière, il me fixe droit dans les yeux ! Cà paraît bête, mais ne sachant quoi faire, je lui souris. L'ours - bien sûr - ne réagit pas à cette marque d'affection potentielle que je lui porte.

Que faire ? Evidemment rester zen. Je le regarde quelques instants, mais pas trop longtemps, pour ne pas le déranger. Dès fois qu'il croit que je lui veuille du mal. Non, je veux signifier une simple rencontre. C'est une question de temps. Il faut rester le temps nécessaire. Etre en harmonie à ce moment là, c'est juste être en phase sur la question du timing. Les mouvements doivent être calmes et réfléchis. Il faut être sûr de soi. Emettre de bonnes vibrations. Je décide de reprendre mon chemin tranquillement. Sans me retourner. Je m'éloigne. J'imagine que l'ours continue à me regarder. Il est vraiment difficile de ne pas se retourner, tenaillé par la curiosité de vivre encore un peu plus longtemps ce face à face incongru ! La journée commence bien.


La planque

J'ai rejoins l'équipe au bord de la rivière. Je me suis installé sur une sorte de petite plateforme naturelle, qui domine de deux mètres une longue portion de rivière. En amont, l'eau tombe d'un mètre, en formant une petite cascade. Un gros tronc d'arbre est couché en travers de l'eau. C'est un bon spot de chasse pour l'ours, qui peut surveiller les saumons, ralentis, affaiblis par leur longue remontée. C'est aussi un spot en ce qui me concerne. En aval, j'ai un beau point de vue sur la rivière. Juste devant moi, un petit rapide est gavé de saumons.

Il se trouve qu'il y a une trouée de lumière au milieu des nuages. J'assure les plans larges, puis quelques images en longue focale des rapides, de nature morte, de branches d'arbres mouillées par les pluies d'automne, et des dos de saumon qui remontent les rapides.

Je travaille environ une petite demi heure. J'ai tourné environ cinq minutes de belles images de situations. Sur la cassette, il me reste quarante minutes pour l'ours. Je décide de garder l'énergie, et mon temps de cassette pour assurer le coeur de la scène. Je verrouille la manette du pied, puis je fais un petit signe à Tom. Blotti dans ma veste goretex, l'attente peut commencer.

Spirit Bear

Il a dû s'écouler à peu près cinq minutes. Maximum. Je jette un coup d'oeil vers Tom. Il me regarde, avec son air impassible que je lui connais. Tiens, je ferais bien un gros plan de son visage de profil. J'ai monté la longue focale sur la caméra, ça tombe bien. Je remets la caméra en stand by. Je reconnais ce petit bruit si caractéristique de la bande qui vient se coller sur le tambour. Puis je regarde à nouveau Tom. Celui ci fait maintenant des sortes de grimaces, en montrant l'amont de la rivière ! Ce n'est pas possible !! Si !!! Un bel ours de Kermode se pointe !!!!

Incroyable ! Nous n'avons presque rien attendu ! L'ours s'apprête à traverser sur le gros tronc mort posé en travers de la rivière. Juste le temps d'assurer un beau cadrage que j'avais repéré, et je commence à tourner. L'ours, bien sûr, m'a repéré au moment même où il a commencé à s'engager sur cet immense tronc d'arbre. Il s'arrête au milieu du tronc, et me regarde. Quelle image ! Il cherche le meilleur endroit, s'approche un peu de la rivière, puis continue à descendre en rive gauche, c'est à dire qu'il s'approche maintenant de plus en plus ! Je peux maintenant le filmer en plein cadre, puis il passe au travers des feuillages, pour ressortir sur fond de rivière.

A un moment donné, il quitte le lit de la rivière, pour s'engager sur la rive. S'il continue comme cela, je vais me retrouver sur son itinéraire !!! Pouquoi a t il décidé de repartir dans le lit de la rivière maintenant ? Je réfléchis à tout cela en assurant les images. Peu de lumière, le suivi de point est difficile en longue focale. Il faut laisser glisser le cadre en suivant les mouvements de l'animal. Garder l'oeil gauche ouvert me permet de sentir les mouvements généraux de l'animal. Ensuite, c'est un mélange d'expérience et d'intuition qui permet d'anticiper au mieux les mouvements de tête, les moments où les pattes vont aller glisser sur un tronc, ou se poser au milieu de la rivière. Combien de temps va t il rester comme cela la tête en l'air ? Oui, j'ai le temps d'aller chercher un gros plan. Le gros plan est beau, mais si je veux qu'il soit montable, cela suffit, il faut maintenant revenir en plan large. Profiter de cette courte pause, pour que le mouvement de l'animal recommence une fois que je me serai retrouvé en plan large. Ou alors au contraire savoir rester en gros plan, et laisser filer l'animal hors du champ, pour permettre un raccord mouvement au montage.
Bref… de quoi s'occuper la tête et les doigts !!

Maintenant, l'ours est très près. Si près qu'il aurait presque fallu que j'aie le grand angle ! Incroyable. Il s'arrête, à quatre mètres de moi. Je l'ai en gros plan dans le viseur. Il fixe la caméra. Je sors tout doucement l'oeil du viseur pour le regarder. L'ours me dévisage un instant. Encore une fois, je lui souris.
Il ne se passe rien pendant quelques longues secondes. Je regarde ses yeux perçants, sa truffe pointée dans ma direction, les poils trempés de sa tête. Il me respire à nouveau. Je me souviens d'avoir été extrêmement paisible à cet instant précis.

Bien sûr, il pourrait foncer, et en deux enjambées venir me bousculer d'un coup de patte, avant que je n'aie le temps de me relever. L'ours vient de tourner à nouveau la tête. La caméra tourne toujours, Je remets l'oeil au viseur, pour cadrer le mieux possible cette sortie de champ de la tête de l'ours, en gros plan. Moment absolument magique. Face à face miraculeux avec cet ours exceptionnel. Tom n'en revient pas : l'an dernier, il est venu ici même avec une équipe de la NHK, pour tenter de filmer l'ours. Les japonais ont attendu 23 jours en vain, avec une équipe de 12 personnes ! Pas un poil d'ours !!!


16 Septembre 2004


Ce matin, tout le monde dormait sur le bateau. On dort bien sur ce bateau. J'étais réveillé depuis 4h30 du matin... toujours à cause du décalage. Je suis passé par le hublot, et je suis monté sur le pont sans bruit. Il y avait la brume, qui prenait les montagnes, et une trouée de lumiere, comme un cadeau. J'ai fait quelques mouvements au ralenti. Une sorte de mix entre des trucs de tai chi, un peu de yoga, et des assouplissements.

Nous avons navigué dans la lumière si belle du matin, et quatre baleines sont sorties de l'eau lisse du flord. Trois énormes, et un baleineau. Je me suis encore lâché sur les images. C'était si beau, de les entendre. Elles sont venues à une cinquantaine de mètres du bateau. Leur souffle était si fort, dans le silence du matin !

Plus tard, en naviguant, j'ai discuté avec Jenn, l'amie du capitaine. Et puis aussi cette mamie de 68 ans, qui a passé 40 ans dans les montagnes du Canada, comme cuisinière dans un lodge d'héliskiing. Un spot absolu, où tu descends des milliers de mètres de poudreuse dans la journée. Ce matin, elle me racontait, sur le pont, ses voyages, ses aventures, le fait qu'elle n'avait rien, elle mettait tout son argent dans les voyages. Elle me disait que dans dix ans, elle n'aurait plus d'argent, mais qu'alors elle vendrait sa maison, et continuerait ainsi à voyager. Trop classe. Elle me disait que la vie est si courte, qu'on en a qu'une, etc... C'était bien, cette conversation sur le pont, en regardant défiler les grandes forêts de cèdres.

Nous continuons notre voyage, qui est devenu presque un voyage d'agrément. En effet j'ai la scène que je suis venu chercher. Il ne me reste plus qu'à assurer quelques plans. Décrire l'automne qui déboule, pour boucler l'histoire. Faire passer le temps dans le film. Et aussi il me reste une longue interview de Tom à faire.

Le soir, nous filons en zodiac aux sources d'eau chaude. Tom affectionne particulièrement ce mouillage. je le comprends ! Un bassin en pierres a été aménagé pour retenir l'eau chaude qui sort entre les pierres. Nous papotons pendant de longs instants. Un bonheur facile. La lumière décroît doucement.

Un petit cri de Jenn a résonné dans la crique : nous pouvons rentrer, le repas est prêt. Encore du crabe, arrosé ce soir d'une bouteille de rouge. Que demande le peuple ? Rien !

Ce soir je suis ressorti par le hublot de ma cabine, pour passer un moment dehors, seul, sur le pont. Je regarde les constellations à travers les haubans du voilier, qui ne bouge absolument pas. Ce moment est d'un calme absolu. Une sérénité totale. J'ai rarement vécu cela à ce point.



17 Septembre 2004

Nous sommes repartis de nos sources d'eau chaude. C'est vraiment un sacré spot ici.
Ce matin, les baleines sont encore venues se frotter au bateau ! Cette fois ci, elles sont venues carrément près, genre à dix mètres. Des baleines d'une vingtaine de mètres de long... Elles faisaient un chahut terrible, c'était d'une puissance !!! Tom dit que c'est parce qu'elles se reproduisent en ce moment. Si c'est ça, ce fut presque indécent à un moment : une d'elles est sortie de l'eau, et a poussé un cri incroyable, une sorte de son rauque et puissant, qui s'est mis a résonner le long des falaises. Rien que d'écrire cela, j'ai la chair de poule tellement c'était impressionnant, puissant, magique.
Puis la navigation dans le fjord, l'ancrage à Kutzi Bay, un bout du monde. Le zodiac qui remonte la rivière. Phoques, saumons, grandes cascades, des dizaines d'oiseaux. Puis ces ours noirs, une mère, et ses deux petits. Et même, au loin, trois grizzlys. Ensuite, la pluie qui revient, le retour au bateau. Tom est allé poser deux paniers pour attraper des crabes, on va encore se régaler demain.


18 Septembre 2004

Ce matin, je faisais mes mouvements en observant une méduse géante, qui bougeait dans l'eau sombre comme un étrange vaisseau spatial dans le vide intersidéral. Je me suis amusé à caler ma respiration sur la sienne, sur les mouvements de sa robe translucide. J'ai pris son rythme. C'était absolument fascinant.

Nous avons quitté Kutzy Bay, cette zone protégée du vent. Nous faisons route vers le nord, cette fois ci. Je viens de faire une demi heure de vélo sur le pont (Jenn a un training bike, il est installé à l'avant). Tu pédales face au fjord. De chaque côté, d'immenses forêts, qui dégringolent le long des montagnes. Nous empruntons "l'inside passage", une route maritime historique, qui part de Seattle, pour aller jusqu'à l'Alaska. A l'origine, c'était la seule voie d'accès aux territoires du nord, au moment de la ruée vers l'or en Alaska, à la fin du 19 siècle.


19 Septembre 2004

La journée a commencé par un moment absolument magique. A 6h30, je faisais un peu d'assouplissement sur le pont, Tom est sorti, nous avons regardé vers l'est. Le soleil trouait les nuages. Sans un mot, il a détaché le zodiac, j'ai pris la caméra, lui son appareil photo, et nous sommes partis filmer le bateau depuis le rivage. C'était magnifique. La lumière changeait à chaque instant. Il faut imaginer le fjord rempli par la brume. Puis le soleil vient chauffer ce fond de vallée. Il touche d'abord les sommets, laissant l'eau sombre. Puis les mouvements d'air produisent des volutes de brouillard, qui glissent le long des pentes. Les couleurs vont de l'or au bleu azur, en passant par le vert, et toutes les teintes de gris. Chaque minute est un tableau qu'une photo peut figer pour l'éternité. Il y a une sorte de silence paisible. Seul le bruit d'une petite rivière se jetant dans le fjord vient remplir d'un son déjà cristallin ce silence. Il faisait froid, nous avions les mains déjà gelées en quelques instants. C'est le vent du nord qui s'était levé pendant la nuit, et qui avait fait condenser toute cette humidité de la pluie des derniers jours. Je sentais, à ce moment là, la fraicheur de l'automne rentrer en moi. Les automnes sont incroyablements forts à ces latitudes, et dans des endroits pareils.

Demain, la météo annonce une grosse dépression sur l' Alaska, qui produira du vent fort, de la pluie et du brouillard. Nous avons décidé, Tom et moi, de faire venir l'hydravion un jour plus tôt pour nous récupérer, pour éviter d'être bloqués plusieurs jours. Il viendra demain, dans l'aprés midi. Nous devrions être à Prince Rupert dimanche soir.

J'aime l'automne, son spleen, ses journées qui raccourcissent, et la fraicheur retrouvée, les petits matins frais, et puis cette lumière de milieu de journée, à la fois extrêmement mélancolique, et si porteuse de tous les espoirs, je ne sais pas comment dire...
J'aime observer les lumières en toutes saisons, et la façon dont les gens se placent par rapport à celles ci.
Au Tibet, quand le printemps revient, les vieux sortent dehors, et viennent juste se réchauffer contre les murs exposés au sud. Le visage buriné par le soleil d'altitude, ils restent là, pendant des heures, à regarder au loin les rares nuages se construire sur les sommets, ou le vent emporter la poussière des hauts plateaux jusqu'à l'horizon. J'aime ces espaces de solitude, ces grandes étendues minimalistes, ces bouts du monde qui n'en sont pas, bien sûr, car il n'y a pas de bout du monde, le bout du monde est un concept intellectuel évidemment. Le bout du monde est dans notre tête, c'est tout. Une manière de parler, juste une expression désuète.
Oui, parfois je suis hyper urbain. A Die, souvent, on me l'a assez reproché. D'aucuns me percoivent comme un "parisien" d'ailleurs, c'est marrant. Moi qui suis né à Die, et qui ai grandi sur les lapiaz des hauts plateaux, et dans ces grandes futaies de hêtre et de sapin...
Donc, parfois, je suis hyper urbain, je me glisse avec une facilite déconcertante dans les milieux les plus superficiels qui soient, extra mondains, causant de choses futiles. Mais ce qui me plaît le plus, ce sont ces grands moments de vérité pure. On appelle cela "l'ultime" en tai chi. Un truc comme une communion parfaite entre la nature et toi. Un moment où tout est en place, à la bonne vitesse, où les choses coulent d'elles mêmes. Un apaisement. Ce matin fut un de ces moments là. Nous avons touché l'ultime.


20 Septembre 2004

Ce matin, je me blottissais dans mon duvet, profitant de ces quelques instants de répit avant que la journée ne démarre. Le bateau se réveillait doucement. Aujourd'hui, c'était la dernière journée de tournage. Je sais que je ne reviendrai peut être jamais ici… Chaque fois c'est pareil. On est content de rentrer chez soi, mais les adieux sont déchirants.

Le programme d'aujourd'hui ? Un truc très zen, au milieu de la forêt. Nous avons encore pisté les ours. Nous les avons attendu pendant des heures, sans faire de bruit. Grande futaie de cèdres, mousse, des centaines de saumons qui remontent une petite rivière. De longs moments de silence ou chacun s'enfuit dans ses pensées.

Seuls me tiraient de mes rêveries les cris des oiseaux, qui faisaient comme une musique étonnante. A un moment, il y a eu un rythme génial produit par deux aigles, qui piaillaient en rythme avec deux grands corbeaux. Ca résonnait dans la forêt, c'était très beau. A d'autres moments, c'était des petits événements qui se répondaient d'un côté à l'autre. Je me suis régalé, vraiment. Le tout en observant la mousse, les fougères, et le reflet des branches dans la rivière.

Une femelle et son petit sont venus au bord de l'eau pour attraper les saumons. J'ai eu de très belles images de cette scène. Puis plusieurs jeunes oursons sont venus faire la fête sur un tronc d'arbre, pendant que leur mère allait chasser elle aussi le saumon. C'était très mignon et touchant.

Mon voyage de retour va être long et bizarre : demain l'hydravion pour Prince Ruppert, puis Vancouver en soirée, et vol de nuit pour Montréal !!!

Ici une saison s'achève. Jenn et Sarah quittent l'Oceanlight. Tom va redescendre seul le bateau à Vancouver. Je repars vers la France. Quand nous reverrons nous ? Tom m'a dit au revoir comme un cow boy. Presque sans se retourner. Juste un bon regard, au bon moment.


21 Septembre 2004

A l'aéroport de Vancouver, au carrefour pour les vols internationaux, on s'embrasse. Jenn retient une larme. Je n'en mène pas large…

=:-)


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